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voix de la conscience morale, mais qu’il traduit, sous une forme personnelle, tout ce que la réflexion est impuissante à expliquer. C’est bien vraiment « le sentiment de la convenance d’une action, quand ce sentiment atteint une certaine intensité, mais n’est pas arrivé à une connaissance claire des raisons sur lesquelles il repose ; .. un sentiment qui se révèle dans les circonstances les plus diverses de la vie, dans les plus petites comme dans les plus graves. » Et, comme Socrate croit aux oracles, le démon est pour lui un oracle intérieur, au sens littéral de l’expression. Seulement, il ne veut pas que l’on demande aux oracles les connaissances que l’on peut acquérir par ses propres forces ; aussi sa foi au démon ne le dispense-t-elle d’aucun effort d’intelligence pour découvrir ce qu’il peut de la vérité, d’aucune prévision raisonnée quant aux conséquences de ses actes. Il y a plus ; même dans les cas où cette prévision raisonnée n’est pas possible, il n’a pas besoin de consulter l’oracle, qui, alors, parle de lui-même, et c’est là la faveur particulière, la grâce spéciale dont Socrate a la conviction d’être l’objet. — Superstition ! dira-t-on. Mais Socrate est superstitieux, et il faut le prendre comme il est. Superstition, d’ailleurs, fort épurée, et, dirions-nous volontiers, très philosophique, car elle a pour principe la connaissance de soi-même et l’intuition, confuse encore, que dans ce monde tout intime de pensées, de tendances, de volitions, bien des choses ne sont pas notre œuvre ; que, sous la claire surface de la conscience, coule une vie profonde dont parfois un flot soulevé vient se mêler, d’incompréhensible manière, au cours de la réflexion et du libre arbitre pour en modifier insensiblement ou brusquement la direction. Ce que nous nommons l’inconscient, Socrate l’appelait le divin.

Et ce fut sans doute ce qui le perdit. Un grec mystérieux, mal défini, qui n’avait ni forme ni temples, ni statues, ni sacerdoce traditionnel, devait inquiéter la religion d’état. Le Grec aime à voir clair dans ses divinités. Il veut savoir précisément quels sont leurs attributs, leur généalogie, les rites de leur culte, les noms sous lesquels elles préfèrent être invoquées, ce qu’il a à espérer ou à craindre de chacune d’elles. La religion est tellement mêlée à la vie sociale et politique des cités païennes, qu’un dieu nouveau, surtout un dieu qui n’a pas d’histoire, est comme un attentat à la sûreté publique. Quelle est au juste sa puissance ? Ne va-t-il pas attirer sur le peuple la colère des anciens dieux, jaloux de protéger seuls la ville qui s’est mise sous leur sauvegarde ? M. Zeller fait remarquer, il est vrai, qu’à l’époque où Socrate fut condamné, la religion nationale avait beaucoup perdu de son empire, et que les poètes, Aristophane par exemple, avaient impunément, sur le théâtre, tourné les dieux en ridicule. Mais l’impiété d’un poète ne tire pas