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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/202

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vivons en beauté et peut-être en sagesse, en bonheur, « quoiqu’il ne connût ni la vapeur, ni les chemins de fer, ni les manufactures, ni le charbon, ni le gaz, ni l’électricité, ni les presses d’imprimerie, ni les gazettes, ni les railways souterrains, ni la poste à un penny, ni même les cartes postales. » M. Harrison en conclut que le XIXe siècle, ce grand poseur de problèmes, nous en laisse beaucoup à résoudre, que la société nouvelle devra se soumettre à un dur labeur pour accorder la civilisation raffinée et les découvertes dont elle est fière avec les besoins moraux de l’humanité : « Suffoqué par la fumée, abasourdi par les sifflets de locomotives, il y eut un moment où ce siècle écoutait avec une grande égalité d’âme les plus vulgaires de ses flatteurs. Si pourtant la machine était réellement son dernier mot, il ne nous resterait plus qu’à nous précipiter dans la mer, comme le troupeau de porcs de l’évangile où les démons étaient entrés. » On n’en peut dire davantage ; mais M. Harrison croit à l’avenir de notre race, M. Maine semble quelquefois en douter.

La mauvaise humeur pousse au paradoxe. Dans la chaleur de sa dispute avec les progressistes à outrance, M. Maine va jusqu’à prétendre que la condition naturelle de l’humanité n’est pas le changement, que l’immobilité est sa loi comme le repos est son bonheur, que la disposition à changer est une maladie ignorée du monde entier, sauf de l’Europe occidentale, où elle n’a commencé que fort tard à exercer ses ravages. S’il faut l’en croire, la nature humaine n’a jamais varié dans son fond, et l’homme primitif se retrouve tout entier dans le civilisé : « Comme le sauvage, l’Anglais, le Français, l’Américain fait la guerre, chasse et danse ; comme le sauvage, il se plaît aux délibérations qui n’en finissent pas et il attribue une valeur exorbitante à la rhétorique ; comme le sauvage, il est homme de parti ; s’il ne porte pas une marque de tatouage sur le front ou sur le bras, un journal lui tient lieu de totem, et, en vrai sauvage, il est disposé à se faire de son totem un dieu. » Oui, nous dansons, nous chassons, nous guerroyons trop souvent, et nous avons nos signes de ralliement, nos mots d’ordre, nos superstitions, nos totems souvent plus ridicules que ceux des habitans des îles Fidji. Avec tout cela, le principal résultat des études préhistoriques est de nous démontrer toujours plus combien les sociétés primitives nous ressemblaient peu, qu’elles reposaient sur des principes qui à la fois offensent notre raison et scandalisent notre conscience, que leurs institutions différaient des nôtres autant que le mammouth antédiluvien a pu différer de notre éléphant d’Afrique et d’Asie. Rousseau avait tort de dire : « Le premier qui osa clore et cultiver un terrain fut l’ennemi du genre humain. » Mais, comme le prouvent les récits des voyageurs, des missionnaires et l’étude plus attentive des premiers historiens, Rousseau avait raison de croire qu’il fut un temps où les terrains n’étaient pas clos, où