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l’usufruit était à tous, où personne ne possédait rien en propre, et nous ne pouvons plus douter que les peuples qui adoptèrent la propriété privée ne fussent des innovateurs hardis, que le mariage, la famille, ainsi que l’art de pétrir le pain et de forger le fer, ne soient des inventions relativement récentes dans le cours infini des âges.

Quand on voit l’océan de loin, il apparaît comme une nappe d’eau tranquille et dormante. C’est une illusion, il est dans sa nature d’être toujours agité, et même dans ses heures de calme son sourd grondement témoigne de l’éternelle inquiétude qui le travaille. M. Maine considère le goût du changement comme une passion particulière au petit coin du monde que nous habitans. A mesure que nous pénétrons davantage dans la connaissance des peuples de l’Orient, dont l’existence nous semblait un sommeil sans histoire, nous découvrons qu’elle a eu ses vicissitudes, ses troubles et ses crises. Nous savons aujourd’hui que les immobiles Chinois ont été parfois fort remuans, que Confucius fut un grand restaurateur, tout occupé de les ramener à d’antiques usages dont ils s’étaient dégoûtés. Nous commençons à savoir aussi de combien de catastrophes la sommeillante Égypte a été le théâtre, et quand les hiéroglyphes nous auront livré tous leurs secrets, on pourra raconter les révolutions religieuses et politiques de la terre des pharaons comme on raconte celles de la Grèce et de Rome. Mieux nous apprenons à connaître l’histoire d’un pays, plus nous y remarquons de changemens d’un siècle à l’autre. On n’a plus besoin de nous dire qu’un Athénien du temps de Démosthène ressemblait peu à un Athénien du temps de Solon, et qu’un contemporain de saint Louis aurait trouvé le monde fort changé s’il avait pu revivre dans le siècle de Louis XI.

Le cœur de l’homme ne change guère ; sauf la pitié, qui est la plus jeune des vertus, plante délicate qui ne fleurit qu’au soleil d’une civilisation avancée, nous retrouvons partout, si loin qu’il nous plaise d’aller, nos passions et nos sentimens. Ce qui change continuellement, ce sont nos opinions, lesquelles modifient à la longue nos mœurs, nos coutumes et nos lois. L’homme est de sa nature infiniment curieux, et ses curiosités, heureuses ou malheureuses, jouent un grand rôle dans sa destinée. Il ne peut apercevoir une porte fermée sans avoir envie de l’ouvrir, et quelque grimoire qu’on mette sous ses yeux, il est tenté de le déchiffrer. Accroissant de jour en jour ses connaissances, il éprouve tôt ou tard le besoin de conformer ses institutions à l’idée qu’il se fait du monde et de lui-même. Les Grecs, qui ont soupçonné les premiers que l’univers se gouvernait par des lois, sont aussi le premier peuple qui ait substitué dans l’organisation de ses cités l’empire de la loi à la volonté d’un maître. Depuis que les sciences exactes ou naturelles nous ont fourni l’explication raisonnée de phénomènes qui excitaient jadis l’émerveillement ou la terreur, depuis que les