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infaillible, comment faut-il expliquer ses brusques variations, ses soudains retours ? L’être sacro-saint se déjuge, s’inflige à lui-même d’éclatans démentis. On dira qu’il y a plusieurs façons de le consulter, qu’il en est de bonnes et de mauvaises. Quelle est la bonne ? Est-ce le scrutin d’arrondissement ? est-ce le scrutin de liste ? est-ce le plébiscite, ou ne fait-il entendre sa véritable voix, sa voix divine, que dans ces assemblées tumultueuses où personne ne peut s’entendre ? « En réalité, les dévots de la démocratie sont dans le même embarras que les Grecs avec leurs oracles. Tous pensaient que la voix d’un oracle était la voix d’un dieu ; maison se plaignait que la divinité ne s’expliquât pas toujours d’une manière intelligible et personne ne savait bien nettement s’il était plus sûr d’aller à Delphes ou à Dodone. » Dodone, c’est le scrutin de liste ; Delphes, c’est le scrutin d’arrondissement, et Delphes et Dodone se contredisent quelquefois. Mais on s’arrange en conséquence. Quand un Grec avait reçu des chênes sacrés de l’Épire une réponse qui lui déplaisait, il allait en demander une autre au trépied de la pythie, et c’est pour cela que, dans les démocraties, on s’occupe sans cesse de remanier, de perfectionner la loi électorale. On tâtonnera, on cherchera jusqu’au jour où l’on croira posséder un moyen certain d’obtenir de l’oracle en toute occurrence la réponse qu’on désire et qu’on lui souffle. Le peuple souverain est un dieu qui ne travaille bien qu’avec l’aide de son teinturier.

La démocratie a ses dévots, elle a aussi ses exploiteurs, gens d’un esprit fort dégourdi, qui disent la finesse sans y croire. C’est leur métier, et qui sert à l’autel doit vivre de l’autel. Les gouvernemens, comme tous les êtres vivans, ont leurs parasites, souvent fort incommodes, qu’ils logent dans leurs parties malades et engraissent de leur substance. Autrefois, on arrivait par la faveur des rois ; aujourd’hui, c’est au peuple qu’on fait sa cour. On l’adule, on l’encense, on le flagorne, on lui répète sur tous les tons qu’il est beau, qu’il est charmant, qu’il a toutes les grâces et toutes les vertus, et surtout qu’il est tout-puissant, qu’il est un souverain seigneur, que la rosée du ciel, la graisse de la terre lui appartiennent de droit, que le monde est sa ferme. Saint-Simon a fait le portrait du démagogue en peignant d’Autin, le parfait courtisan, qui joignait, nous dit-il, à la patience infinie la gasconne impudence : « Application sans relâche, fatigues incroyables pour se trouver partout à la fois, assiduité prodigieuse en tous lieux différens, soins sans nombre, vues en tout et cent à la fois, adresses, souplesses, flatteries sans mesure, attention continuelle et à laquelle rien n’échappait, bassesses infinies, rien ne lui coûta, rien ne le rebuta vingt ans durant. » Les rois se laissent prendre aux flatteries, aux prosternations ; elles ne déplaisent pas au roi du jour, quoiqu’il n’en soit pas toujours dupe : « O mon bon petit peuple ! s’écriait le Cléon d’Aristophane, tu ne sauras jamais assez combien je t’aime ! Essuie