Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

générosité, la noblesse de cœur, la « pitié suprême, » exilées du reste des hommes, se seraient réfugiées tout entières sous la souquenille d’un laquais, s’il n’y en avait une plus grande part encore sous la casaque du galérien. L’unique originalité de ce Théâtre en liberté n’est que pour la critique, puisqu’elle ne consiste qu’à rassembler sous un seul point de vue tout ce qui, depuis tant d’années, avait tour à tour ou simultanément défrayé l’énorme production du poète.

Je ne saurais terminer sans faire une dernière remarque. Supposez que Victor Hugo fût un plus grand poète encore, il ne serait pas Victor Hugo, s’il n’avait en par-dessus tous ses autres mérites, le mérite plus rare de mourir à quatre-vingt-trois ans. Tel est le pouvoir de la durée sur les esprits des hommes. A ceux qui vivent longtemps, nous avons tellement peur de mourir qu’on dirait que nous savons gré du bon exemple qu’ils donnent, et le plus grand poète qu’il y eût au monde, s’il avait fait des vers, ce serait sans doute Mathusalem. Toujours est-il qu’un octogénaire, qu’il s’appelle Voltaire ou Victor Hugo, finit par avoir raison de tous ceux qu’il enterre, quand encore il n’hérite pas de ceux mêmes de ses contemporains qu’il a le plus cruellement injuriés. C’est bien le cas de Victor Hugo. S’il fût mort au lendemain de la publication des Misérables ou des Chansons des rues et des bois, ayant ainsi donné tous ses chefs-d’œuvre, mais aucune des élucubrations de sa vieillesse, il serait certainement moins grand dans l’estime ou l’opinion populaire ; de telle sorte que c’est à l’Homme qui rit et à Quatre-vingt treize, à l’Art d’être grand-père et aux Quatre Vents de l’esprit qu’il doit, non sans doute la meilleure, ni la plus pure surtout, mais la plus grosse part de sa gloire. Oui, son nom serait moins fameux s’il l’avait moins compromis dans les pires aventures littéraires ; la politique toute seule, — et quelle politique ! — a plus fait pour lui que tout son génie ; et dans l’avenir, comme déjà de nos jours, la critique et l’histoire, en dépit qu’elles en aient, devront compter et compteront avec ce grossissement factice que les circonstances ont donné au nom de Victor Hugo. La pire partie de son œuvre aidera ainsi la meilleure à se perpétuer d’âge en âge, bien loin, comme l’on croit, qu’elle puisse lui nuire. Ce qui prouve une fois de plus l’ironie qui se joue dans les choses humaines, et que ce n’est pas tout que d’avoir du génie, mais qu’il faut de plus en trouver le placement. On sait assez que le poète de la Légende des siècles et des Contemplations, avec tout le reste, eut encore le génie du placement.


F. BRUNETIERE.