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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/306

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de l’abbé Mouret, une halle dans le Ventre de Paris, un cabaret dans l’Assommoir, une mine dans Germinal, et toujours ainsi. J’allais ajouter : une cathédrale dans Notre-Dame de Paris, tant le travail d’idéalisation est identique à celui de Victor Hugo. L’appareil réaliste semble plutôt une gêne pour le poète épique, une concession aux goûts de l’époque qui doit répugner à son imagination abstraite.

Arrêtons-nous à Flaubert. Il a beaucoup grandi dans l’opinion depuis quelques années ; il a dû cette gloire posthume, moins à ses dons merveilleux de prosateur qu’à l’influence manifeste qu’on lui reconnaissait sur toute la littérature du dernier quart de siècle. En prenant son œuvre comme la représentation éminente du réalisme français, je ne pense pas rencontrer de contradicteurs. L’auteur de Madame Bovary est allé rapidement aux conséquences extrêmes du principe ; nul ne nous montrerait mieux que lui le néant de ce principe.

Oh ! qu’elle est instructive, l’étude de cet esprit sincère ! Comme dans un miroir, on y voit l’image du monde reflétée d’abord avec éclat, puis faussée et racornie ; elle diminue, diminue, noircit et se déforme en caricature. Au début, c’est un fervent du romantisme, épris du grandiose et du sonore. Bientôt il est frappé de la différence entre la vie telle qu’il la voit et celle que ses maîtres lui peignent ; il l’observe autour de lui, il reproduit son impression directe. Plus rien de l’esprit de Stendhal, du rêve de Balzac. Mais à mesure que sa vision se fait plus exacte, elle devient plus limitée et plus triste ; aucun ressort moral ne le soutient. Avec son bon sens normand, il a vérifié l’inanité des pauvres idoles auxquelles la littérature croyait tant bien que mal : la passion divinisée, la réhabilitation des coquins, le libéralisme de Béranger, l’humanitarisme révolutionnaire de 1848. Il a compris ce qu’il y avait de factice dans la sympathie humaine de ses devanciers ; sympathie doublée d’une haine, pur jeu d’antithèses qui relevait les misérables pour faire d’eux une machine de guerre contre la société. Cet humanitarisme agace Flaubert à bon droit. D’après la théorie qu’on lui propose, il faut plaindre le peuple, mais en même temps, il faut proclamer ce peuple doué de toute sagesse et de toute vertu ; le réaliste qui regarde les hommes sans parti-pris sait bien ce qu’il en est de ces fables ; il repousse en bloc la théorie. Et comme il ignore l’existence d’une source plus haute de charité, il dépouille toute pitié ; il ne voit plus dans l’univers que des animaux bêtes ou méchans, soumis à ses expériences, le monde des Bovary et des Homais. On lui a enseigné que sa raison était un instrument infaillible et qu’il ne devait la courber sous aucune discipline ; or il s’aperçoit qu’elle