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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/305

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tant d’autres. Les héros de la Comédie humaine ne sont parfois que les interprètes de leur père, chargés de nous traduire les systèmes qui hantent son imagination. Suivant les préceptes de l’art classique, ses personnages de premier plan sont poussés tout entiers vers une seule passion ; voyez Nucingen, Balthazar Claës, Béatrix, Mlle de Mortsauf… Pour saisir la différence fondamentale entre Balzac et les réalistes ultérieurs, il faut remonter à la conception première des caractères. Comme l’auteur classique, notre romancier se dit : étant donnée cette passion, quel homme me servira à l’incarner ? — Les autres font le raisonnement inverse : étant donné cet homme, quelles sont les passions dominantes qu’il subit ? — Aussi, chez ces derniers, les portraits sont exacts et tristes comme des signalemens de police ; ceux d’un Rastignac ou d’un Marsay sont transformés, glorifiés par la vision intérieure du peintre. Certes, Balzac nous donne l’illusion de la vie, mais d’une vie mieux composée et plus ardente que celle de tous les jours ; ses acteurs sont naturels, du naturel qu’ont les bons acteurs à la scène ; quand ils agissent et parlent, ils se savent regardés, écoutés ; ils ne vivent pas tout simplement pour eux-mêmes, comme ceux que nous rencontrerons chez d’autres romanciers. Dès que les personnages sont pris sur les sommets sociaux, ils perdent un peu de leur vérité ; Mme de Maufrigneuse et la duchesse de Langeais sont vraies en tant que femmes, elles sont moins vraies en tant qu’exemplaires de la société où elles figurent. En résumé, il n’est pas absolument exact de dire que Balzac décrit la vie réelle ; il décrit son rêve ; mais il a rêvé avec une telle précision de détails et une telle force de ressouvenir, que ce rêve s’impose à nous comme une réalité. Et cela nous explique une étrangeté qu’on a remarquée bien souvent : les peintures du romancier sont plus fidèles pour la génération qui l’a suivi que pour celle qui posait devant lui. Tant ses lecteurs s’étaient modelés sur les types idéaux qu’il leur proposait !

Nous arrivons à l’initiateur incontesté du réalisme, tel qu’il règne aujourd’hui, à Gustave Flaubert. Nous n’aurons pas besoin de chercher plus avant. Après lui, on inventera des noms nouveaux, on raffinera sur la méthode, on ne changera rien aux procédés du maître de Rouen, ni surtout à sa conception de la vie. Si M. Zola s’est imposé à nous avec une indiscutable puissance, c’est, ne lui en déplaise, grâce aux qualités épiques dont il ne peut se défaire. Dans ses romans, la partie réaliste est caduque ; il nous subjugue par les vieux moyens du romantisme, en créant un monstre synthétique, animé d’instincts formidables, qui absorbe les hommes et vit de sa vie propre au-dessus du réel ; un jardin, dans la Faute