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sans prévention et sans haine, car, à défaut de loi, elle a au plus haut degré le sens du mystère, c’est là son trait distinctif. On lui reproche son pessimisme, et bien à tort ; ces pessimistes, ce sont des âmes qui rôdent autour d’une vérité.

Leur cas n’est pas nouveau, et pour deviner ce qu’il présage, on ne saurait trop relire le livre qui éclaire le mieux tout le début de notre siècle, ces admirables Mémoires de Ségur. Vous rappelez-vous comment le jeune homme dépeint son découragement et celui de ses contemporains, vers 1796 ? — « Toute croyance était ébranlée, toute direction effacée ou devenue incertaine ; et plus les âmes neuves étaient pensives et ardentes, plus elles erraient et se fatiguaient sans soutien dans ce vague infini, désert sans limites, où rien ne contenait leurs écarts, ou beaucoup s’affaissant enfin, et retombant désenchantées sur elles-mêmes, n’apercevaient de certain, au travers de la poussière de tant de débris, que la mort pour borne ! .. Je ne vis plus qu’elle en tout et partout… Ainsi mon âme s’usait, prête à emporter tout le reste ; je languissais… » — Le pessimisme contemporain parlerait-il autrement ? On sait comment le futur général secoua le sien, un jour de brumaire, à la grille du Pont-Tournant, pour fournir une vaillante carrière de soldat et d’écrivain. Le nôtre est tout aussi guérissable, à la merci de l’homme ou, de l’idée qui soulèveront ces jeunes gens. On se laisse volontiers abattre par ce mot fatidique : une fin de siècle. C’est un leurre. Le siècle commence toujours pour ceux qui ont vingt ans. Nous avons divisé le temps en périodes artificielles, nous les comparons au décours d’une existence humaine ; la force créatrice de la nature se soucie peu de nos calculs ; elle pousse sans relâche des générations dans le monde, elle leur confie un nouveau trésor de vie, sans regarder l’heure à notre cadran.

On taxera peut-être ces pronostics d’illusions, et l’on se demandera ce qu’ils-ont à faire avec la littérature russe. Un des symptômes qui m’ont le plus frappé, c’est la passion avec laquelle la jeunesse s’est jetée sur le fruit nouveau. Pouchkine appelle quelque part les traducteurs « les chevaux de renfort de la civilisation. » où ne pouvait mieux peindre la dureté et l’utilité de leur office. Ceux qui ont tenté les premiers de nous initier aux livres de la Russie ne prévoyaient guère toute la suite de leur entreprise. Ils s’étaient dit que la France ne doit jamais rester en arrière d’une idée, et qu’il ne fallait pas laisser le monopole d’une étude nouvelle à l’Allemagne, où MM. Reinholdt, Zabel et Brandes poursuivent depuis quelques années des travaux considérables sur les littératures slaves. Ils ne pensaient qu’à éveiller l’émulation et la curiosité dans les cercles de lettrés. Ils ont été surpris les premiers parle succès inattendu de ces-romans, si différens des nôtres et d’un abord si