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Ce prince, que les événemens faisaient maître de la paix et de la guerre en Europe, était de taille à en soutenir le rôle et il l’avait bien montré depuis son avènement. Il passait, en Toscane, pour l’un des souverains les plus éclairés de l’Europe, lorsque la mort prématurée de Joseph II l’avait appelé au gouvernement des états héréditaires de l’Autriche, et bientôt après à l’empire. Esprit méditatif, avisé, sagace, ingénieux, souple de formes, subtil de pensées, au point de sembler parfois flottant et insaisissable, la constance de la raison d’état dominait chez lui les incertitudes du caractère. Il se connaissait, il se gouvernait, et il s’était fait de ses défaillances mêmes une sorte de supériorité. Il temporisait et transigeait par irrésolution autant que par calcul. Un long séjour en Italie avait adouci en lui l’âpreté du sang lorrain. Il avait étudié les négociations dans Machiavel et appris l’art de flairer les événemens, de les solliciter, au besoin, et de les tourner à ses fins. Comme son frère Joseph, il admirait, en le détestant, leur rival Frédéric ; mais ce n’était point le Frédéric hasardeux et conquérant, ce Frédéric dont le prestige avait si longtemps égaré Joseph, c’était le Frédéric de la seconde manière, celui du partage de la Pologne et de la Confédération des princes, que Léopold se proposait pour modèle. Rien de chimérique en lui, malgré la teinture qu’il avait prise des philosophes et le jargon humanitaire qu’il parlait par momens, rien de chevaleresque non plus ; nulle sensibilité, même la plus légitime, n’offusquait son jugement ; nul esprit de système ne gênait le jeu très délié de ses combinaisons, et toutes ses vues tendaient à tirer des hommes et des choses de son temps tout le profit possible pour la puissance de sa monarchie et prospérité de ses peuples : cet égoïsme supérieur formait le premier principe de son gouvernement.


II

Ce furent les Anglais qui parurent les premiers avec leurs propositions de paix. Léopold reçut lord Elgin le 7 mai, à Florence. Quand il vit ce diplomate disposé à laisser à la Russie le territoire d’Otchakof, il en conclut que les Anglais ne voulaient à aucun prix de la guerre et qu’il pourrait, de son côté, obtenir une rectification de frontières, Orsova et la Croatie turque jusqu’à l’Unna. Cette négociation était assez délicate : il y fallait de la tranquillité, avec quelque durée. Les nouvelles de France vinrent, très mal à propos, les contrarier. L’empereur reçut des lettres de sa sœur et de son ambassadeur le comte de Mercy : la situation y était peinte comme désespérée, la fuite annoncée, et Léopold sollicité