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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/338

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singuliers qui, au cours de la révolution, déplacèrent toutes les masses et firent dévier toutes les mesures des puissances coalisées contre la France. La permanence et la simplicité des intérêts de la Russie, la netteté avec laquelle Catherine les concevait, la constance qu’elle mit à les faire prévaloir, les avantages qui résultaient pour elle de l’éloignement de son empire et de la civilisation primitive de son peuple expliquent à la fois le caractère et le succès de sa politique. La guerre contre les Français n’est pour elle qu’une diversion : son objet direct et personnel, c’est la Pologne. Comme elle est bien résolue à ne point faire campagne sur le Rhin et aux Pays-Bas, elle le prend de très haut avec la révolution et les révolutionnaires. Elle repousse avec mépris toutes les transactions et condamne dédaigneusement tous les atermoiemens. Elle se montre ultra-royaliste et n’admet d’autre solution que la contre-révolution totale. C’est encore moins chez elle affaire de goût que de calcul. Il lui convient de conserver une France forte, et elle n’en voit le moyen que dans la restauration de la monarchie absolue. Sa grande faveur pour les princes et pour leur parti provient uniquement de là. Le droit et les principes n’ont rien à voir en cette affaire. Catherine se soucie peu d’y conformer ses actes : il lui suffit que ses actes s’enchaînent et que les résultats concourent à son profit. Elle frappe des mêmes invectives et accable des mêmes sarcasmes l’assemblée nationale et la diète de Pologne, parce que chacune la contrarie à sa manière, la première en affaiblissant le pouvoir royal et la seconde en essayant de le fortifier. Il en va des orateurs comme des assemblées. Fox a soutenu qu’il importait de ne la point gêner en Orient, et elle place son buste auprès de celui de Démosthène dans la galerie où elle rangeait naguère les philosophes français. Burke flétrit la révolution qu’elle exècre, il passe pour Démosthène à son tour et prend place dans le temple de la gloire. Elle ne s’embarrasse point de mettre d’accord entre eux ces deux Démosthènes britanniques : ils la servent, c’est assez : Fox en l’aidant à garder ses conquêtes, Burke en prêchant la croisade contre la France. « Chacun, écrivait-elle à son agent à Vienne, opérera la contre-révolution : les Allemands à Paris, les Russes à Varsovie. »

On la voit animer en même temps les émigrés polonais qui soutiennent l’ancien régime en Pologne, c’est-à-dire l’anarchie, et les émigrés français, qui prétendent rétablir l’ancien régime de France, c’est-à-dire l’absolutisme. Elle envoie à l’armée des princes tous ceux qui affluent en Russie et « leur monte la tête. » Au fond, elle les traite en Polonais et les juge avec mépris. « Ils me viennent tous avec la tête au-dessous de la besogne, » écrivait-elle à Grimm. Quant aux princes, elle les enguirlande de toutes façons, les aveugle