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de l’Empire, pénétreraient dans le royaume par l’Alsace et le Brisgau[1]. L’Angleterre laisserait faire : les Antilles, au besoin, paieraient sa neutralité.

Les résolutions prises, il fallait trouver de l’argent et des soldats, c’est-à-dire gagner l’Europe à ce grand dessein. Gustave se fit le porte-parole de cette régence qu’il avait presque suscitée. Il écrivit aux rois, il chargea Fersen de parler à l’empereur, il adressa un long mémoire à Catherine, dont il attendait tout. Puis il manda près de lui Bouillé, afin d’étudier les moyens d’exécution. Bouillé arriva, aigri de son impuissance à sauver le roi, désespéré, exalté contre la révolution, passionné de vengeance au point d’en perdre toute retenue et toute mesure. Il écrivit une lettre furieuse à l’assemblée. « J’ai voulu sauver ma patrie, mon roi, sa famille… Je vous annonce que si on leur ôte un cheveu de la tête, il ne restera pas pierre sur pierre à Paris. Je connais les chemins ; j’y guiderai les armées étrangères. » Il prépara les étapes avec Gustave. Tournant contre la France les renseignemens qu’il avait été chargé naguère de recueillir pour la défendre, il montra au roi de Suède la frontière ouverte à l’invasion, l’armée « perdue sans ressources, » privée d’officiers, manquant de discipline, dépourvue de munitions, les places délabrées et remplies de complices prêts à en ouvrir les portes. Il espérait, en se livrant ainsi à Gustave, que ce prince n’en abuserait point contre la France[2] ; il voyait en lui le seul allié désintéressé de Louis XVI et confondait le salut de son maître avec celui de l’état et de la patrie : excuse dont s’abusaient alors et dont se réclament devant l’histoire des hommes de cœur, comme celui-là, qui se trouvaient brusquement jetés hors de toutes leurs voies par la tempête, et qui étaient aussi incapables d’en mesurer la force que d’en discerner la direction.

Gustave III estima qu’il n’avait plus de conseils à donner ni d’avis à recevoir : il ne doutait ni du concours des puissances ni du succès de l’entreprise, et il repartit pour la Suède afin de hâter les préparatifs de la campagne. Les princes, cependant, travaillaient à émouvoir les cours en faveur de leur régence. Ils se tournèrent d’abord vers Catherine. Cette impératrice avait accompli des choses assez extraordinaires pour que des princes, même de la plus illustre maison du monde, pussent sans trop déchoir se laisser éblouir et

  1. On croyait, à Pétersbourg, que les alliés arriveraient à Paris en un mois. « Ce mois a duré vingt-trois ans ! » Mon Retour en Russie en 1793, par le comte de Langeron. — (Archives des affaires étrangères.)
  2. Mémoires de Bouillé, ch. XII, et Appendice ; notes sur les affaires de France. — Sur l’état de l’armée française à cette époque, voir l’intéressant et substantiel ouvrage de M. Ch. Chuquet : la Première Invasion prussienne. Paris, 1886.