Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’agrément de ses vieux jours. Il n’en fut rien ; la partie la plus troublée de sa carrière commence ; les années qui lui restent à vivre seront remplies de revers et de chagrins, et, s’il ne finit pas dans une véritable misère, il le dut, — étrange démenti de ses prévisions, — au fils sur lequel il ne comptait plus, à celui dont il venait de faire le sacrifice et le deuil, à Molière.


VI

Près de douze ans s’étaient écoulés depuis que le directeur de l’Illustre Théâtre avait quitté Paris, et ses affaires s’étaient grandement améliorées avec le temps. D’abord, il était devenu assez riche pour n’avoir plus à solliciter les secours de son père. De ce chef, les préventions de Jean Poquelin durent s’atténuer quelque peu : pour un homme tel que le tapissier, celui qui gagne de l’argent, de quelque manière que ce soit, mérite considération. En outre, le bruit des succès de Molière avait dû venir jusqu’à Paris ; on savait qu’il avait été accueilli à la cour d’un prince du sang, qu’il avait été jugé digne d’amuser les loisirs des états de Languedoc, enfin qu’il avait composé deux grandes comédies en vers : l’Étourdi et le Dépit amoureux. N’était-ce pas de nature à faire mollir la rancune paternelle ? Une remarque facile à faire de nos jours, c’est que le théâtre et la littérature sont deux professions très redoutées par la prudente sagesse des familles ; si la vocation y pousse un des leurs, elles opposent une résistance des plus longues à désarmer. Mais que l’enfant, devenu littérateur ou comédien en dépit d’elles, arrive au succès, leur attitude change du tout au tout. Vite elles se rapprochent de lui et se parent de sa gloire naissante. Je ne crois pas que les Parisiens d’autrefois aient beaucoup différé sous ce rapport des Parisiens d’aujourd’hui. A preuve Boileau, renié d’abord par tout ce qu’il y a de greffiers dans sa famille, revendiqué par eux dès que ses vers commencent à bruire par la ville. Il en fut de même pour Molière ; les preuves abondent d’une réconciliation complète du poète-comédien avec sa famille.

En voici une, la plus curieuse et la première à la fois, révélée par une découverte toute récente[1]. Depuis le mois d’avril 1658, Molière était à Rouen, préparant son retour définitif à Paris ; il faisait, dans cette dernière ville, des voyages secrets pour obtenir la protection de Monsieur et ne pas éveiller l’attention des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais. Non-seulement, il revit alors

  1. Communication de M. Ch. de Beaurepaire à la Société des bibliophiles normands, mai 1885.