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fixerait chaque année le nombre d’hommes qui serait prélevé sur ce contingent et la répartition par département. Rien n’était plus raisonnable. La discussion, dans la chambre des pairs, fut aussi longue sans être aussi violente que celle de la chambre des députés. J’étais inscrit en faveur de la loi ; mais mon tour n’arriva pas.

Les travaux des chambres étaient mon point de contact habituel avec le parti doctrinaire et mon unique point de contact avec le gouvernement proprement dit. Je n’étais pas considéré par lui comme un adversaire, sans être compté, toutefois, comme l’un des siens. À la cour et dans la haute société, je passais pour un jacobin sans que ma mauvaise réputation rejaillit entièrement sur ma femme et sur ma maison. Au contraire, l’excellente réputation de ma femme rejaillissait sur moi, et l’amabilité de son frère servait d’excuse à ma sauvagerie. Ils fréquentaient ensemble le grand monde et l’attiraient en partie chez moi. L’extrême beauté de ma femme, la supériorité de son esprit, la vivacité et l’agrément de sa conversation, exerçaient sur tout ce qui l’approchait un charme irrésistible.

La société que je recevais dans ma maison et dont M. Guizot a indiqué les traits principaux, la physionomie générale, dans le second volume de ses Mémoires, était formée d’élémens très divers : au premier rang figuraient les principaux débris de la société de Mme de Staël, lesquels se divisaient déjà en deux camps opposés : d’une part, MM. de La Fayette, Benjamin Constant, etc. ; de l’autre, MM. Mathieu de Montmorency, de Montlosier, de Custine et autres. Venaient ensuite les principaux membres de l’opinion libérale dans les deux chambres, qui se réunissaient périodiquement chez M. Laffitte, et les principaux membres de cette opinion intermédiaire que l’on commençait à nommer le centre gauche, et qui se réunissaient périodiquement chez M. Ternaux. Venaient enfin, en dehors de la politique, les jeunes gens dont mon beau-frère était l’ami et les jeunes femmes avec lesquelles ma femme était liée : Mme de Castellane, Mme Anisson, Mme de Sainte-Aulaire. J’avais connu Mme de Sainte-Aulaire avant son mariage et rencontré dans le monde M. de Sainte-Aulaire dès ma première jeunesse. Depuis la restauration, ma liaison avec l’un et l’autre était devenue de plus en plus intime. C’était dans leur maison comme dans la mienne que le parti doctrinaire tenait le dé. Il se divisait déjà lui-même, tout petit qu’il était, en chefs et adeptes, et, tout récent qu’il fût, en jeunes et vieux doctrinaires. Les sages du parti étaient, ainsi que je l’ai indiqué plus haut, M. Royer-Collard, M. de Serre, M. Camille Jordan, et M. Beugnot, auprès duquel M. Guizot prenait déjà place, quoique beaucoup plus jeune. M. Royer-Collard avait pour lui l’autorité ; M. de Serre, l’éloquence ; M. Guizot, l’activité d’esprit sur toutes choses, la hauteur des vues et la diversité des connaissances ; Camille Jordan était le plus aimable et le plus