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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/559

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pour Beatrix, un monde enchanté peuplé de visions charmantes. De son lit, il lui semblait voir passer une foule martiale et amoureuse. Tous les romans de chevalerie de la bibliothèque, auxquels Alphonse de Cepeda se gardait de toucher, tous ces volumes de poésies jugés par lui dangereux, qui contaient la folie héroïque et les passions enflammées des ancêtres, leur mysticisme violent, leurs sentimens alambiqués et leur fantaisie picaresque, tout cela venait défiler derrière les rideaux de Beatrix et la ravissait dans une région poétique où Dieu, les fées et les magiciens secouraient les bons chevaliers et délivraient les dames vertueuses. Elle passait ensuite les livres à ses enfans, qui les dévoraient à l’insu de leur père, et dont l’âme s’embrasait ainsi, si j’ose employer cette expression très espagnole, de deux feux différens : l’un sombre et dévorant, attisé par un père austère et dominateur; l’autre léger, capricieux, éblouissant, soufflé par les lèvres souriantes d’une mère spirituelle et romanesque. Les enfans se ressentirent de cette double influence.

Les documens nous manquent sur l’un des fils, le second. On a vu qu’Antoine, qui était le cinquième, se fit moine. Les sept autres furent soldats et partirent pour l’Amérique, sauf peut-être l’aîné, sur lequel on n’a pas de détails précis. L’Amérique était alors le terre demi-fabuleuse où l’Espagne allait vivre ses romans de chevalerie. On y avait des aventures et on y accomplissait des exploits qui n’étaient guère moins extraordinaires que ceux des livres chéris de Beatrix. C’est même ce qui explique que les romans de chevalerie aient eu en Espagne une vogue si prodigieuse, si persistante, et que tant de gens, qui n’étaient point fous, s’en soient nourris et y aient cru sans y croire. Charles-Quint faisait des lois contre eux et lisait en cachette, comme un écolier, l’un des plus insensés : don Belianis de Grèce. Sous Philippe II, les cortès furent contraintes d’intervenir. Ils demandèrent au roi de brûler en masse tous les romans de chevalerie, pour mettre fin aux ravages qu’ils faisaient dans les esprits, et en particulier, disait la pétition, chez la jeune fille que sa mère enferme par prudence et qui passe son temps à lire Amadis. On promit satisfaction aux cortès et l’on ne fit rien. Le courant était trop puissant, il avait une source trop profonde dans l’histoire de l’Espagne de la Renaissance.

Un peuple qui avait entendu les récits des compagnons de Cortez et de Pizarre trouvait toutes naturelles les entreprises les plus extravagantes et les faits d’armes les plus mirifiques, ou plutôt, c’est à peine s’il trouvait que les conteurs rendissent justice à la réalité: ses frères et ses fils en avaient fait bien d’autres au pays de l’or. Quant à l’élément merveilleux des romans de chevalerie, les Espagnols du