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ce côté ses recherches, avec l’activité et la sagacité qui le distinguaient sous l’apparence d’une indolence italienne. Je me liai intimement avec lui ; il m’apprit beaucoup de choses que j’ignorais et je ne lui fus pas tout à fait inutile.

Au nombre des personnages de distinction que je rencontrai cette année pendant mon séjour en Suisse, je dois placer le roi actuel de Wurtemberg, prince éclairé, libéral, d’un abord facile, d’une conversation un peu brusque, mais spirituelle et animée. Il ne m’était pas inconnu ; je l’avais vu à Coppet en 1816, du vivant de Mme de Staël, peu de mois avant son avènement et comme prince royal. Je le retrouvai en 1818 à Rolle, chez le vieux duc de Noailles, retiré en Suisse sous l’aile et dans la maison du docteur Butini, son médecin.

Le duc de Noailles était un vieillard doux et aimable, un reste de grand seigneur philosophe que la révolution, en l’exilant et le dépouillant, n’avait pas entièrement détaché de ses inclinations libérales. A quatre-vingts ans et plus, c’était un royaliste sans préjugés de cour ni de caste, un libre penseur en toutes choses, mais dont la bonne humeur apparente était, néanmoins, un peu troublée, en secret, par l’approche de la grande épreuve ; il lui échappait à ce sujet des pensées et des questions qui trahissaient un peu l’état de son âme.

Chose singulière ! je fis à la même époque la même remarque à l’égard de deux autres octogénaires d’origine bien différente, mais placés, par les circonstances de leur caractère et de leur vie, dans une situation d’esprit analogue.

M. de Bonstetten, bien connu dans le monde littéraire, l’ami de Haller, pour qui l’épithète de grand a eu peut-être quelque chose d’excessif, l’ami de l’illustre historien Jean de Müller, habitait, comme le duc de Noailles, la maison du docteur Butini, auquel il confiait comme lui le soin de ses dernières années. Aristocrate bernois, tout à fait exempt des préjugés étroits et hautains de sa famille, de sa caste, de son pays, libéral après comme avant la révolution, après comme avant la restauration France-helvétique, philosophe du XVIIIe siècle, éclairé et tempéré par l’étude assidue de Leibniz, métaphysicien dont les écrits, trop tôt et trop oubliés, renferment beaucoup d’idées neuves et d’aperçus ingénieux, M. de Bonstetten, retiré à Genève pour éviter la réaction bernoise, dans laquelle sa famille s’était jetée tête baissée, était considéré par les siens comme un vieil enfant et un radoteur d’impiété et de révolution. Cela était, à coup sûr, très inique et très odieux ; mais il y avait quelque chose de vrai à le considérer comme un enfant. Sous le poids des infirmités de la vieillesse, il avait la gaîté spontanée, continue, ingénue de l’enfance, la gaîté