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ne puis y penser sans avoir envie de rire, » écrit sainte Thérèse. Elle aimait les natures saines, les esprits droits, le mérite en tout genre et les bonnes santés. Soit hasard, soit autrement, la plupart de ses carmélites étaient de sang noble.

Dès 1568, elle fonda un couvent d’hommes, non point directement, mais par deux religieux qu’elle avait convertis : le père Antoine, un grand beau moine gentilhomme, belliqueux, presque aussi compromettant aux jours de bataille que le fougueux père Mariano; et le futur auteur de la Vive flamme d’amour, Jean de la Croix, si petit, si fluet, si délicat, que sainte Thérèse disait qu’elle avait commencé la réforme des carmes avec un moine et demi. Tous deux s’installèrent dans une bicoque où, en hiver, il neigeait sur eux. Le père Antoine se mit à balayer (on n’était pas disciple de sainte Thérèse sans cela), sans plus se soucier de ses nobles ancêtres et du « point d’honneur » et, quelques mois plus tard, il aidait à installer une seconde maison d’hommes, où entra le fougueux Mariano. Les carmes réformés furent nommés, à cause de leurs sandales, les carmes déchaussés ou, plus brièvement, les déchaux. Ils se multiplièrent rapidement.

Entre temps, sainte Thérèse avait été chargée par ses supérieurs de réformer son ancien couvent de l’Incarnation. À cette nouvelle, il y eut de beaux cris parmi les nonnes. Quoi! rester enfermées dans le couvent, derrière des grilles? Ne plus avoir de parties de plaisir au dehors, de réunions galantes au parloir, de petites soirées intimes dans les cellules ? Cela ne se pouvait souffrir. Les religieuses décidèrent que pour rien au monde elles ne recevraient la nouvelle prieure, et elles appelèrent à leur secours la jeunesse dorée de la ville, qui ne se fit pas prier pour accourir, car c’était son bien qu’on lui enlevait, sa grande ressource, dans un pays de maris jaloux, pour chanter des duos et marivauder. Quand sainte Thérèse arriva, escortée du père provincial en personne, ils trouvèrent l’Incarnation occupée par les gentilshommes d’Avila. Les nonnes, criant, gesticulant, se bousculant, leur fermèrent l’entrée. Ils voulurent passer, pénétrer dans le chœur à l’aide d’une douzaine de sœurs de leur parti, et se trouvèrent au milieu de deux cents femmes furieuses qui piaillaient, menaçaient, tiraient, poussaient, injuriaient à faire penser à Vert-Vert au retour de son fatal voyage sur la Loire. Le père provincial en était tout pâle. Les gentilshommes s’agitaient, prêts à soutenir leurs alliées ; les sœurs fidèles chantaient le Te Deum, et ce mélange achevait l’opéra comique.

La mère Thérèse resta humble, douce et impassible. Le vacarme dura plusieurs heures; après quoi, suivant le cours invariable de la colère féminine, les nonnes commencèrent à pleurer et à s’évanouir.