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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/689

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Ceux qui l’ont vu dans sa première jeunesse ont gardé un ineffaçable souvenir de son habit de velours doublé de satin blanc, de ses manchettes de soie noire, dont les franges pendaient, de sa canne d’ivoire incrustée d’or, de sa voix efféminée et zézayante, de son teint blême, de ses abondans cheveux de jais, dont les boucles retombaient en masse épaisse sur sa joue gauche. Ses yeux, « sombres comme l’Érèbe, » exprimaient tour à tour la gai té sarcastique d’un diable ou l’inquiète vigilance d’un homme qui guette les occasions, épie les secrets de son prochain. Selon les conjonctures, il observait un discret et patient silence, et tout à coup il éclatait, ses lèvres frémissantes rendaient des oracles ou décochaient des épigrammes. Les hommes confessaient de mauvaise grâce que ce dandy parlait une langue précise, élégante et fine, et qu’il avait le génie de la discussion ; mais ils le tenaient en médiocre estime, se moquaient de ses afféteries. Les femmes, au contraire, étaient pleines d’indulgence pour ses grandes et ses petites vanités, qui ne leur déplaisaient point, et les plus clairvoyantes annonçaient qu’un jour Benjamin Disraeli serait quelqu’un, qu’il ferait figure dans le monde[1]. Un matin, il disparut. Il était parti pour l’Espagne, il était parti pour l’Orient. A son retour, les empressemens redoublèrent. Dès lors, il pouvait renoncer sans péril à quelques-unes des excentricités qui l’avaient fait remarquer; il n’en conserva tout juste que ce qu’il fallait, il était fermement convaincu que les sages doivent compter avec la badauderie humaine, qu’un peu de charlatanisme ne nuit pas, qu’on peut s’en servir pour fonder sa fortune politique comme pour propager une religion nouvelle : « Joseph Smith, père des Mormons, a-t-il dit, aura toujours plus de disciples que le très raisonnable Bentham. »

Il avait vaincu les défiances et les dédains, forcé l’entrée des plus grandes maisons. Les attentions flatteuses qu’on lui témoignait le faisaient tressaillir d’aise, son amour-propre s’en délectait. Il écrivait à sa sœur dans le mois de juin 1833 : « Ma table est littéralement couverte de cartes d’invitation, et quelques-unes me viennent de gens que je ne connais pas. » Il lui écrivait encore, un an plus tard : « j’étais lundi chez la duchesse de Saint-Alban ; mais je n’y suis pas arrivé assez tôt pour mon amusement ; j’ai perdu la danse mauresque. Mardi, j’étais chez lady Essex et à l’Opéra; ce soir, je vais chez la duchesse d’Hamilton. j’ai eu cette année de grands succès dans la société. Je suis aussi populaire parmi les dandies que j’étais haï des gens du commun. Je fais facilement mon chemin dans le plus grand monde ; on n’y trouve ni envie ni malice, mais le goût d’admirer et d’être amusé. « Il ne s’est jamais blasé sur ce genre de plaisirs; il n’était point philosophe,

  1. The public Life of the right honourable the earl of Beaconsfield, by Francis Hitchman. Page 19.