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il est mort sans être revenu de rien, sans s’être dégrisé d’aucune illusion; il n’a jamais dit : vanité! ô néant ! Toute sa vie, il a pensé qu’une grande dame était faite d’une autre pâte qu’une bourgeoise et que c’est un spectacle incomparable que celui d’une partie de croquet jouée par des duchesses armées de maillets d’ivoire. Toute sa vie, il a jugé qu’après la joie d’être ne baron de Thunder-ten-trouck, le second degré de bonheur était d’être reçu dans son château et d’avoir part aux confidences de Mlle Cunégonde.

Le monde a sa poésie, et lord Beaconsfield était poète à sa façon; ses yeux « noirs comme l’Érèbe » avaient un goût particulier pour tout ce qui brille. Les grâces, les élégances qu’il était admis à contempler de près charmaient son imagination, réchauffaient d’une douce ivresse. Les descriptions de fêtes abondent dans ses lettres : « Nous nous embarquâmes à cinq heures, le ciel était favorable; nous chantâmes le long du chemin; nous avons erré dans de beaux jardins dignes de Paul Véronèse, remplis non-seulement de fleurs, mais de fontaines et de perruches. Le dîner était de première qualité et bien supérieur à ces froids et misérables piques-niques, où tout le monde apporte la même chose... j’allai à Rosebank pour assister à un petit bal donné par les Londonderrys. La maison n’est qu’un beau cottage; mais une grande serre de plus de soixante pieds de long, large et haute en proportion et ornée de festons de fleurs, formait une charmante salle de bal. Les clartés de la lune, les jardins illuminés, les terrasses, la rivière, la musique, la décoration rustique de la salle, la brillante compagnie qui s’y pressait, tout faisait penser à l’une de ces fêtes que George Sand a décrites dans ses romans. »

Mais, si poète qu’il fût, il n’oubliait jamais le solide, et il préférait la richesse à l’élégance. Quand il dînait pour la première fois dans une maison, il promenait autour de lui des yeux de commissaire-priseur, et il avait bientôt fait de calculer à quoi pouvait monter la fortune de l’amphitryon et quel degré de respect lui était dû. Il avait autant de plaisir à contempler une belle vaisselle plate, une magnifique pièce d’argenterie bien massive qu’une jolie femme enveloppée d’un nuage de tulle et de dentelles. Rousseau prétendait que les liards sont plus amis de la joie que les louis d’or ; lord Beaconsfield, qui goûtait peu Rousseau, méprisait profondément les liards et il avait beaucoup d’estime pour les louis, quand ils font tas. La campagne lui plaisait dans un grand parc d’aspect très seigneurial; il demandait aux paysages d’avoir un air ducal et princier, de ressembler au moins à un décor d’opéra, et s’il traitait l’amour de passion divine, il pensait que, si divine qu’elle puisse être, elle fait dans ce monde une piètre figure lorsqu’elle n’a ni fonds ni rentes. — « A propos, écrivait-il à sa sœur le 22 mai 1833, voudriez-vous avoir pour belle-sœur lady Z., femme très intelligente, qui a 25,000 livres sterling et des goûts casaniers?