Un tel homme devait chercher dans la vie autre chose que de stériles satisfactions d’amour-propre; il avait de plus hautes visées et il eut beaucoup de peine à les faire accepter. Le monde aime qu’on l’amuse; mais il se persuade difficilement qu’un amuseur ait l’étoffe d’un homme d’état et qu’il faille confier à un excentrique le soin de gouverner un royaume ou de régler les finances d’un grand pays. Le monde avait décidé depuis longtemps que Benjamin Disraeli était un romancier de grand talent et un homme d’infiniment d’esprit ; mais il se refusait à prendre ses ambitions au sérieux, il ne croyait pas à son bon sens, il le jugeait incapable d’acquérir la science des affaires et de conduire une voiture sans la verser.
Benjamin Disraeli était de la race des intrépides, et il savait se retourner; quelque échec qu’il essuyât, rien n’ébranlait son imperturbable confiance en lui-même et dans sa destinée. Ses premières campagnes électorales, où il déploya, comme il le disait, « une véritable furie d’enthousiasme, » furent malheureuses. Elles lui servirent à se perfectionner dans l’art de la parole et prouvèrent qu’il était aussi propre à haranguer les foules qu’à aiguiser une épigramme ou à conter une histoire à des duchesses. Enfin, la fortune lui tint compte de son obstination ; en 1837, les électeurs de Maidstone l’envoyèrent siéger à la chambre des communes. Dès ce temps-là, l’Irlande causait de grands embarras au gouvernement anglais; elle demandait par la bouche d’O’Connell le rappel de l’Union. Disraeli avait eu maille à partir avec le grand agitateur, et comme il aimait à sonner la fanfare, il lui avait écrit dans un style de capitan matamore : « Un jour, nous nous retrouverons, vous et moi, dans les plaines de Philippes. » Il avait hâte de lui tenir parole, de faire ses premières armes contre ce redoutable adversaire et de montrer à ses électeurs de quoi était capable leur jeune représentant. A peine eut-il prononcé les premiers mots de son exorde, la brigade irlandaise s’appliqua à couvrir sa voix par des cris tumultueux, par d’insolentes clameurs. On sifflait, on grognait, on miaulait, on aboyait, on gloussait, on poussait des huées, on tambourinait avec les pieds.
Il ne put faire tête à cet infernal tapage ; il dut renoncer à terminer son discours. Il se rassit en disant : « Je ne suis pas étonné de l’accueil que je trouve ici. Il y a plusieurs choses que j’ai dû recommencer plusieurs fois, j’ai toujours fini par les mener à bonne fin. Je me rassieds, le temps viendra où vous m’écouterez. » Le lendemain, tous les journaux de Londres annonçaient que le débutant avait fait un complet et misérable fiasco. Ses ennemis s’en réjouissaient bruyamment; ses amis lui prodiguaient leurs consolations, leurs bonnes paroles, en dissimulant de leur mieux le secret plaisir que leur procurait sa mortifiante mésaventure. L’amitié a son venin et il lui arrive souvent de faire crier nos blessures en les pansant.