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Tous ceux de mes amis qui ont épousé par inclination de belles femmes les battent ou en sont séparés. Je peux commettre plus d’une folie dans ma vie, mais je ne ferai jamais celle de me marier par amour; ce genre de mariage est un gage assuré d’infélicité. » Comme lui, les héros de ses romans se sentent nés pour la vie grasse; comme lui, ils jugent que l’argent est l’outil universel et la première des puissances sociales ; ambitieux ou philanthropes, ils aspirent à faire grand, ils rêvent des trésors et des sceptres. Les ennemis de lord Beaconsfield lui ont reproché plus d’une fois son imagination romanesque ; mais il y a romans et romans, et il avait fait son choix : il appartenait à l’école du romantisme milliardaire.

Il se connaissait bien lui-même, et il nous a livré son secret dans une page d’un de ses derniers romans. Quiconque a lu Lothair se rappelle M. Phœbus, ce parfait maître de maison, qui s’entendait si bien à donner des banquets en plein air. « Un Watteau ou un Lancret aurait seul pu rendre ces groupes charmans, ces couleurs savamment assorties, ainsi que la grâce des visages, quelques-uns jolis, d’autres un peu précieux; les dames assises sur des chaises d’osier peintes et dorées, les hommes étendus sur le gazon ou servant ces princesses avec un galant empressement; les petites tables ornées de cent façons différentes ; les potages offerts dans de délicates petites coupes de Sèvres, les vins dans des verres de Venise, les gibiers du Nord, les friandises italiennes, les bouquets magnifiques, tout cela digne d’une musique douce et invisible qui sortait d’un pavillon, interrompue parfois par le cri de quelque ara mécontent de n’être pas remarqué au milieu de tout ce monde et de toute cette gaîté splendide. — c’est un enchantement, c’est du roman tout pur, murmura à l’oreille d’Euphrosyne un des convives qui se piquait d’aimer et de protéger les arts. — Oui, du roman tout pur, mais avec une bonne dose de réalisme, répondit-elle en lui servant une énorme truffe qu’elle venait d’extraire de la serviette. Vous savez qu’il faut la manger avec du beurre. » Lord Beaconsfield a toujours mêlé à ses imaginations romanesques une bonne dose de réalisme, et toutes les fois qu’enveloppé des fumées de son chibouque de Perse ou de Syrie, il exposait les espérances un peu nuageuses de la jeune Angleterre, le programme d’une royauté mystico-chrétienne, incarnant en elle les souffrances et les désirs des classes ouvrières ou causant politique avec les anges, on voyait tout à coup sortir de sa serviette la fameuse truffe noire qu’il faut manger avec du beurre, et durant toute sa vie il l’a mangée comme il faut la manger. Nous n’avons pas de raisons de croire que M. Gladstone méprise la truffe, que Brillat-Savarin proclamait le diamant de la cuisine; mais l’art d’allier un peu de mysticisme aux intérêts et aux plaisirs de la terre, lord Beaconsfield l’a seul connu et enseigné.