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que l’on ne connaît plus que par la privation. Il me semblait que la population d’El-Arâïch était frappée de notre culte pour le drapeau national, qu’elle comprenait les sentimens qu’il exprimait. Je cherchais à me rendre compte de son impression, lorsque je remarquai quatre Arabes vêtus d’humbles vêtemens et occupés à immoler un mouton devant la tente de M. Féraud. Étonné, je demandai au vice-consul de France à Tanger, M. Benchimol, ce que signifiait cette étrange démonstration. Il m’apprit que les quatre Arabes étaient des supplians qui venaient demander à M. Féraud d’intervenir auprès du sultan pour les débarrasser d’un fonctionnaire dont ils avaient à se plaindre. L’usage veut qu’en pareil cas on commence par un sacrifice. C’est à dessein que je me sers du mot sacrifice, car le mouton immolé n’est pas un présent ; celui devant lequel on le tue ne doit pas le garder pour lui, il le donne aux pauvres ou à ses domestiques. Une curieuse aventure arrivée jadis à M. Tissot prouve bien qu’il s’agit réellement de verser du sang innocent pour racheter une injustice, non de capter par des dons la faveur d’un protecteur puissant. Un soir, M. Tissot vit venir aussi quatre Arabes qui égorgèrent un mouton près de sa tente, le priant de demander au sultan l’éloignement de leur caïd, dont la cruauté était devenue intolérable. M. Tissot refusa nettement ; il ne voulait pas s’immiscer dans l’administration intérieure du pays, abus que commettent si mal à propos tant d’agens diplomatiques. Mais les quatre Arabes insistèrent, et, à bout de supplications, ils lui dirent : « Nous voyons bien que tu trouves le mouton insuffisant. Nous allons donc immoler l’un de nous à tes pieds ! » Et ils commençaient, en effet, à pousser l’un d’eux sous le couteau. En y regardant de plus près, M. Tissot reconnut que la victime choisie était une femme qu’on avait habillée en homme pour la conduire à ce singulier supplice. N’ayant pas, sur le peu de valeur de la vie des femmes, les idées arabes, conservant à cet égard un reste de préjugé européen, il s’empressa de se laisser toucher et de promettre ce qu’on lui demandait. Dans la suite de mon voyage, j’ai vu très souvent des Arabes immoler ainsi des moutons soit devant la tente de M. Féraud, soit pendant la marche, sous les pas de son cheval. Parfois, de peur d’être chassés, ils arrivaient à la tombée de la nuit, tuaient le mouton en hâte et ne venaient porter leur supplique que quelques heures plus tard. Mais j’étais blasé ; ces manifestations qui réveillaient en moi tous les souvenirs de l’antiquité me laissaient froid. À El-Arâïch, au contraire, dans l’ombre tombante du soir, j’avais été saisi par la vue de ces quatre Arabes s’avançant en silence pour accomplir avec une sorte de mystère leur sanglante opération. Le mouton s’était affaissé sans un cri, et les sacrificateurs, toujours muets et tristes, avaient attendu M. Féraud sans bouger de place