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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/884

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tout rentrait dans l’ordre ; et, en moins d’une minute, ce qui avait coûté jusque-là des heures inutiles de travail était achevé ! Sur les bords du Sbou, il se multipliait ; nous lui avons certainement l’obligation d’une journée au moins qui aurait été perdue sans lui.

Le passage à la nage des bêtes de somme nous offrit un spectacle des plus pittoresques. On commença par les chevaux. Comme il n’y a pas d’animaux plus bêtes que les chevaux, rien n’était plus difficile que de les lancer en plein fleuve, et lorsqu’on y avait réussi, on ne pouvait les lâcher qu’après avoir franchi le courant: sans cela, ils s’y seraient abandonnés. L’opération exigeait deux hommes qui se plaçaient de chaque côté de la tête de chaque cheval et qui l’entraînaient à l’eau. Mais, avant d’y réussir, que de difficultés ! Les uns s’échappaient sur la rive, remontaient la berge, et filaient dans la campagne, où il ne fallait pas moins d’une heure pour les rattraper ; les autres, arrivés au milieu du fleuve, voire même sur l’autre rive, retournaient en arrière en poussant des hennissemens furieux. Pendant qu’ils nageaient, ils soufflaient avec le bruit de locomotives qui s’arrêtent. Les cris des Arabes augmentaient le tumulte. Je dois dire à la louange des mulets, animaux beaucoup plus intelligens, car ils se rapprochent de l’âne, qui est l’intelligence même, qu’ils n’imitaient en rien les sottes révoltes et tous les embarras des chevaux. Après les avoir débâtés, on les poussait en masse dans le fleuve, et ils allaient de l’avant, sans se faire prier, se bornant, eux aussi, à renifler si bruyamment, qu’on eût dit, à les entendre tous ensemble, des centaines de trains entrant en gare à la fois. Mais, arrivés sur la rive opposée, une grande difficulté se présentait : comme le fleuve quelques jours auparavant coulait à pleins bords, et comme il s’était retiré très vite, il avait laissé un grand espace de boue liquide qu’il fallait franchir pour atteindre la terre ferme. Chevaux et mulets y enfonçaient à chaque pas; rien n’était plus drôle que de les voir se débattre, essayer de relever une jambe pendant que les autres enfonçaient à leur tour, recommencer à satiété ce travail de Pénélope sans se décourager et sans arriver à un résultat. Lorsque leurs jambes de derrière étaient embourbées, ils glissaient doucement dans la vase, où ils semblaient prendre un bain de siège. L’un d’eux même, s’étant laissé choir et ne pouvant plus se relever, descendait rapidement dans la boue, sous le poids de son corps, que les jambes ne supportaient plus, si bien qu’en quelques minutes son cou et sa tête seuls restaient à l’air libre. Naturellement les Arabes criaient, se donnaient des ordres mutuels, se traitaient de sidis, se disaient des injures ou des politesses. Il fallut de grands efforts pour les décider à opérer le sauvetage de la pauvre bête, qu’on dut littéralement déterrer. Quelques minutes encore, et il eût été trop tard.