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le regard. A Berlin, pas de raison pour s’asseoir ici plutôt que là ; à Dresde, il y a des endroits indiqués pour s’arrêter, des invites à la flânerie. Bien des heures ont été perdues sur cette terrasse qui domine l’Elbe, et d’où je vois partir des bateaux chargés de promeneurs. Les lèvres ont plus de sourires; le rire se mêle plus volontiers à la conversation. La circulation est moins raide, l’allure générale détendue. Les soldats qui passent marchent à peu près comme les nôtres ; ils ne sont pas mécaniques ; je remarque même du laisser-aller dans la tenue : j’ai vu à la porte du palais un factionnaire qui avait une main dans sa poche.

C’est qu’on est dans un beau pays riche. La devise prussienne : « Vivre d’abord et ensuite laisser vivre, » n’est pas de mise ici. On a toujours pu vivre et se laisser vivre...

Quel palais avait donc rêvé, il y a tantôt deux cents ans, le roi Auguste II, si le Zwinger, ce long quadrilatère sur trois côtés duquel court une colonnade et que flanquent six pavillons pompeux, ne devait être qu’une avenue vers la demeure royale? L’aspect est celui d’un décor, avec quelque surcharge de rocoro, mais les lignes sont belles, les proportions harmonieuses et grandes : l’édifice est un des plus intéressans que l’on puisse voir en Europe. Le musée logé dans ce palais est une des merveilles du monde. La Madone Sixtine et la Vierge de Holbein y ont chacune leur chapelle ; elles sont placées sur des panneaux que le visiteur peut mouvoir à son aise selon l’heure et la lumière, afin de mieux étudier deux génies à coup sûr inégaux, — car les yeux de la madone regardent manifestement et de très près le divin, — mais dont le contraste même introduit l’esprit dans les régions vagues habitées par les génies des peuples. Les deux chapelles sont à l’extrémité de la galerie, qui est divisée en deux séries de salles; les unes où sont les grandes toiles, les autres où sont les petites. Des deux côtés, un luxe de chefs-d’œuvre. Vous ne gardez pas seulement après la visite l’ineffaçable souvenir de tel ou tel tableau : chacune des salles laisse l’impression d’un bouquet magnifique de fleurs surnaturelles.

‘Dans le vieux palais qu’habite le roi tout près du Zwinger se trouve la célèbre « voûte verte, » qui contient le trésor royal, trésor d’œuvres d’art : bronzes, ivoires, pierres précieuses de toutes les sortes et de tous les pays, tours de force d’orfèvrerie, émaux diadèmes de diamant, colliers de diamant, boucles de diamant, boutons de diamant, fourreaux d’épée cachés sous le diamant.

Avec les 17,000 ducats que la madone Sixtine a coûtés à Auguste III, avec les sommes énormes que ce prince a comptées au duc de Modène pour le paiement de sa galerie, Frédéric-Guillaume