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de Prusse aurait acheté des grenadiers, bâti des forteresses, desséché des marais, planté des arbres, établi des colons. Il n’était pas capable de faire à la madone une entrée triomphale dans son palais, comme Auguste III, qui cria : « Place à Raphaël! » et céda au tableau son propre trône. Le roi sergent n’était pas sensible aux émotions de l’art : il n’aimait que l’utile; il avait quelque goût pour la science, mais à condition qu’elle fût productive ; il voulait que son académie découvrît des secrets à l’usage de l’industrie prussienne et lui indiquât les moyens de mieux faire valoir les domaines de sa couronne. De luxe, il n’avait nul besoin. Son siège était de bois dans ce Collège du Tabac; où il réunissait tous les soirs ministres, généraux, ambassadeurs ; on était en tenue familière ; point de domestiques : chacun trouvait à sa portée une cruche de bière, des pipes, du tabac hollandais, du beurre, du pain et du jambon. Tout le monde fumait ou devait faire semblant de fumer. Léopold de Dessau, à qui le tabac faisait mal au cœur, prenait une pipe comme les autres et la tenait en main. On buvait outre mesure ; on riait, on criait ; on échangeait les plaisanteries les plus grossières, mais aussi on parlait d’affaires sérieuses ; le roi interrogeait, écoutait, exposait ses projets, provoquait les critiques et prenait souvent des décisions importantes. Le Collège du Tabac était un conseil de gouvernement peint par Teniers.

Frédéric-Guillaume Ier n’a point laissé au trésor des rois de Prusse d’autres bijoux que ceux dont on lui avait fait présent. Il n’aimait pas d’ailleurs les cadeaux de cette sorte ; tout prince qui voulait se bien faire venir devait lui expédier de grands grenadiers. Un jour il reçut de Louis XIV une épée enrichie de diamans : « Une dizaine de grands gaillards, dit-il, auraient bien mieux fait mon affaire. » Je ne sais si l’on a conservé sa canne, qui s’abattit si souvent sur le dos des recrues, des ouvriers paresseux, des flâneurs de Berlin et n’épargna même pas la famille royale. Cette canne a été un des instrumens de la grandeur prussienne.

Frédéric-Guillaume passait assurément pour barbare à la cour de Dresde, mais ce roi de Prusse vivait et travaillait pour la Prusse ; le prince qui régnait sur la Saxe vivait de la Saxe et si bien qu’elle en devait mourir un jour. Luther et la réforme avaient porté au premier rang ce bel électorat, pays tout allemand, où le génie de l’Allemagne a donné quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Des princes avides de plaisirs et d’apparences solennelles ont tout perdu. Ils ont eu des bijoux, des tableaux, des fêtes : au moment où le roi de Prusse peinait dans un atelier, ils jouissaient dans un sérail. Après avoir été les héros de l’Allemagne réformée, ils se sont faits catholiques pour devenir rois de Pologne, pensant qu’une couronne