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dépensé en un petit nombre d’œuvres originales ses facultés créatrices, il consacra huit années sans précipitation et sans trêve à une œuvre monumentale, la traduction en vers de l’Iliade et de l’Odyssée. Elle a une réelle valeur ; néanmoins, l’ordre de cet esprit aux allures lentes et majestueuses est latin plutôt que grec ; il se modela merveilleusement, dans des traductions de l’espagnol, sur la fierté, sur la pompe castillane. Bryant pouvait se montrer vigoureux et même acerbe dans la polémique, mais les frontières de la prose et de la poésie étaient nettement tracées sous sa plume, il ne fit jamais de confusion entre ces deux domaines. En vers, il se bornait à idéaliser des principes généraux ; la langue des dieux ne lui semblait pas devoir être employée à dénoncer les abus. L’esclavage une fois supprime, il lança au mort un éloquent anathème, il entonna un superbe cantique d’actions de grâces, voilà tout. Bryant n’est pas de ceux qui prirent l’abolition pour thème habituel.

Sa vie avait été si longue qu’elle vit passer un grand nombre de poètes, astres inférieurs, sur le ciel encore obscur de l’art. Le Sud, pays agricole et féodal, restait fidèle alors au goût du XVIIIe siècle ; il y aurait une anthologie à faire de sa poésie : on y lirait les noms de Wilde, de Pinkney, de Simms, le romancier-poète, et surtout de Pendleton Cooke, d’Albert Pike.

Plusieurs poètes de l’Est, outre ceux que nous avons déjà cités, gardaient, aussi les modèles anglais ; auprès de Hillhouse et de Brainard, Percival brillerait par l’originalité, si ses poèmes ne ressemblaient à ceux de Bryant de telle sorte qu’on le prendrait pour un élève de ce dernier, bien que tous les deux fussent partis dès le début, du même pas, beaucoup plus faible d’ailleurs chez Percival. A New-York, Bryant prit une part active à tout ce qui était effort littéraire. Des imitateurs auxquels manquèrent sa largeur et son élévation le suivirent à distance respectueuse.

Dans ce temps-là, les centres littéraires se déplaçaient volontiers, la capitale n’étant pas encore nettement définie ; cependant New-York réunit de bonne heure un groupe nombreux de beaux-esprits et de poètes. Quelques jolies fantaisies satiriques brillèrent aux pages de l’Ereving Post. Deux talens jumeaux, pour ainsi dire, ceux des collaborateurs Halleck et Drake, acquirent cette popularité dont l’humour jouit toujours en Amérique. Il faut se hâter de citer le dramaturge Payne, auteur du refrain qui survit à un Brutus oublié : Home, sweet home ; d’autres talens encore qui subsisteront par quelque œuvre ou fragment d’œuvre, tels que Ralph Hoyt, Lord, Ross, Wallace, Willis, etc., avant d’arriver à la nuée des literati, comme les a nommés Poë[1] en les flagellant d’une

  1. Poë a été sévère pour Lord autant que pour aucun autre, mais il ne faut tenir compte qu’avec beaucoup de réserves de sa critique passionnée.