Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

façon si cruelle. Cette nuée de médiocrités envahit à la fois les innombrables magazines, les feuilles sans valeur que chaque province se piquait de produire dans un effort maladroit pour avancer l’éclosion d’une école indigène. On imita la méthode de Cooper en invoquant des noms indiens. Les femmes prenaient une part active à la campagne, s’il se trouve quelque part un grain de naturel, c’est dans leurs rangs. Lamb et Southey ont accordé d’honorables éloges à celle qui signa Maria del Occidente.

Ce sentiment américain, dont chacun voulait forcer l’éclosion, commençait effectivement à poindre. Ce fut la Nouvelle-Angleterre qui produisit d’abord une puissante et originale personnalité, celle du poète quaker, Whittier.


IV

Si les six états de l’Est ne représentent pas l’Amérique, ils en sont la partie la plus intéressante ; les habitans de la Nouvelle-Angleterre semblent former à eux seuls une race à part, aussi tranchée que peut l’être celle des Écossais dans la Grande-Bretagne, ou celle des Bretons en France. Sans doute, les habitans des villes ont subi peu à peu l’effet de la culture intellectuelle et des voyages ; le sentiment du beau est venu modifier chez eux l’esprit d’indépendance farouche, d’ardente propagande, les vertus presque ascétiques des vieux puritains, mais la population rurale est toujours la même ; c’est elle qui considère Whittier comme l’interprète de ses sentimens et de ses aspirations. Si l’on s’étonne que les descendans des puritains aient pour poète attitré l’un de ces quakers jadis persécutés par leurs pères, M. Stedman répondra : « En dépit des malentendus qui surgirent du temps d’Endicott, et malgré les différences de deux doctrines qui semblent ne s’accorder que sur le fameux chapitre de la non-résistance, la morale des quakers et celle des puritains ont de nombreux points de contact et visent aux mêmes fins. »

D’ailleurs la nature de Whittier est une nature hébraïque, l’incarnation même de l’héroïsme selon la Bible ; ce qu’on admire en lui, c’est, avec le poète pastoral, le prophète. Sa jeunesse appartient à une époque qui ne connaissait guère les raffinemens de l’art. Les hardis agitateurs de cette période tumultueuse, préparatoire à l’abolition de l’esclavage, trouvèrent dans ses chants virils l’expression idéalisée de leurs sentimens ; la vie primitive, la lutte pour la liberté, en forment le sujet, ils vibrent de convictions chaleureuses et profondes d’earnestness, un mot que nous ne savons pas traduire, parce que nous ne connaissons peut-être pas bien ce mélange de sérieux, de zèle, de sincérité, de ferveur ; ils sont en