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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/120

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En effet, l’obscurité, c’est l’inconnu. La vue est de tous nos sens celui qui peut le mieux nous renseigner sur ce qui nous entoure. Aussi, quand la vue ne peut s’exercer, nous sentons-nous forcément inquiets, troublés. Un homme chemine dans la campagne en plein jour. Il peut voir tout ce qui est autour de lui ; nul ennemi, nul danger ne peut se dérober à ses regards, et il marche hardiment ; il n’a pas peur. Mais, s’il est dans une forêt épaisse, au milieu de la profonde obscurité de la nuit, il se rend compte, vaguement et sans se l’avouer à lui-même, que les périls les plus graves peuvent être à deux pas de là : un agresseur, un animal féroce, un fantôme, une fondrière, que sais-je ? il ne songe même pas à ces périls, qui sont sans doute imaginaires. Il a peur tout simplement, sans cause, sans que rien puisse justifier sa peur. Mais cette peur, qui parfois n’est pas légitime, s’explique très bien par l’obscurité. L’obscurité l’empêche de voir, de connaître, et la masse d’ombre qui s’étend autour de lui recèle l’inconnu, c’est-à-dire le danger, c’est-à-dire l’épouvante.

Les enfans, les femmes nerveuses, d’un naturel plus excitable, sont sensibles à cette influence de l’obscurité plus que les hommes faits, qui savent par le raisonnement mieux corriger leurs sensations. Mais il n’est, je crois, personne qui puisse se soustraire complètement à l’inquiétude de l’obscurité profonde. Faire rester un homme, même brave, dans un endroit qui lui est tout à fait inconnu, alors que l’obscurité est complète ; c’est l’exposer assurément à avoir peur. Vainement il essaiera de penser avec calme et de suivre méthodiquement le fil de ses idées, il ne sera pas le maître absolu de son attention, et des images peu rassurantes viendront traverser son esprit ; car l’inconnu, tout à fait inconnu, qui l’entoure, lui imposera l’idée du danger.

Il en est d’ailleurs des animaux comme de l’homme. Tous les cavaliers savent que, pendant la nuit, les chevaux sont très faciles à effrayer, surtout quand la route ne leur est pas connue. Ils ne s’avancent qu’avec méfiance, dressant constamment les oreilles, et le moindre bruit les fait tressauter.


Enfin une dernière condition contribue plus que toutes les autres à augmenter la peur, c’est la solitude.

En effet, la solitude est une condition assez anormale. L’homme est avant tout un animal sociable ; et il ne peut efficacement se protéger, se défendre, que s’il est soutenu par quelques-uns de ses semblables. Isolé dans la nature, l’homme serait bien vite écrasé par des forces supérieures, s’il n’avait compris la puissance de l’association. De là ce besoin de société qui fait qu’un danger partagé est affronté presque gaiment et résolument, alors qu’un danger auquel on est exposé tout seul est parfois intolérable.