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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/121

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Il va sans dire que nous laissons de côté l’influence de l’amour-propre ou de la fausse honte, qui ne sont pas cependant sans jouer un rôle, car bien souvent nous arrêtons les effets de la peur afin qu’on ne soit pas témoin de notre lâcheté. Si nous n’étions vus de personne, peut-être ne serions-nous pas braves. Au dire de tous les hommes qui ont couru de vrais dangers, le courage solitaire, qui n’a ni spectateurs ni admirateurs, est le plus difficile et le plus rare.

Ce qui rend la solitude propre à augmenter la peur, c’est qu’on ne se sent protégé par personne. Et alors, à moins d’avoir en soi une extrême confiance (ce qui est rare, quand on est en présence d’un péril inconnu), le sentiment du délaissement devient vraiment atroce. Peu importe que notre peur soit justifiée ou non, elle devient très intense quand nous nous savons absolument isolés. La compagnie de quelqu’un, fût-ce d’un enfant, fût-ce d’un infirme, suffit pour rassurer.

À vrai dire, le signe le plus manifeste de la solitude, c’est le silence. Il est certain qu’un profond silence, une obscurité profonde sont des conditions essentiellement favorables à la peur. Je le répète, il faut être brave et vraiment brave pour résister à cette triple épreuve de l’inconnu, de l’obscurité et de la solitude avec silence. Le moins poltron des hommes ne sera pas sans quelque émotion. Que dans ce silence un bruit connu vienne à se faire entendre, le chant d’un oiseau, la sonnerie d’une horloge, le bruit de la mer ou du vent, le roulement d’une voiture, et surtout une voix humaine, quel soulagement ! On reprendra courage ; on ne se sentira plus isolé, perdu dans la solitude et jeté dans un monde inconnu[1].


Qu’on me permette, pour terminer, de rapporter un récit dû à la plume d’un littérateur russe de mes amis, récit qui me paraît bien réunir toutes les conditions propres à faire naître l’effroi.

Serge et Nicolas, jeunes étudians, projettent d’aller passer la nuit dans une maison hantée par un fantôme et, pour cette cause, abandonnée depuis longtemps. Le soir, à huit heures, Serge va chercher Nicolas, le fait monter dans sa troïka, et tous deux vont, à

  1. Chez certains individus dont l’intelligence n’est pas très solide, il y a une frayeur invincible déterminée par la solitude des grands espaces. Tel ne peut être dans la rue, ou en plein champ, sans être pris d’une folle frayeur. C’est ce qu’on a appelé l’agoraphobie. On a décrit aussi, chez certains aliénés, une autre frayeur toute différente qu’on appelle la claustrophobie ou peur des espaces clos. Peut-être à un examen approfondi, trouverait-on dans l’organisme mental normal de chacun de nous le germe et le rudiment de ces déviations pathologiques.