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tout le voyage, de Tanger à Fès, sans autres vivres que les quelques oranges qu’ils rencontraient de loin en loin sur leur chemin. Ils avaient droit à une mouna, aussi bien que nous ; seulement le sous-officier indigène qui les commandait trouvait plus simple de se faire payer à lui-même cette mouna en argent par les caïds auxquels, bien entendu, il cédait une partie du bénéfice de l’opération. Quant aux hommes, ils serraient tous les soirs leurs ceinturons davantage, ou dérobaient quelque pitance légère dans les villages à travers lesquels nous passions. Que dans ces circonstances, la vue d’un fruit quelconque leur fît oublier le règlement des troupes en marche, faut-il s’en étonner beaucoup ?

Nous campâmes sous quelques tamaris en fleur, au bord de l’oued Mikkès, près d’un fort joli pont de trois arches qui est, sinon une œuvre française, au moins l’œuvre d’un Français. Ce Français, que quelques-uns de mes compagnons de voyage avaient vu peu d’années auparavant et dont la mort est assez récente, était lieutenant du génie à Alger en 1832. À la suite de je ne sais quel roman plus ou moins aventureux, il enleva une jeune femme et alla vivre avec elle à Tunis. Il ne tarda pas à l’y perdre. Rayé des cadres de l’armée, et ne voulant ou ne pouvant plus rentrer en France, il se dirigea vers le Maroc et se mit au service de Moula-Abd-er-Rahman, qui régnait alors. Celui-ci lui fit adopter l’islamisme, lui donna son nom, une haute position près de sa personne, et enfin le maria à deux femmes nobles du pays. Le renégat Abd-er-Rahman fut le premier organisateur de l’armée marocaine. Chargé du service de l’artillerie et de ce que nous appellerions le génie si, au Maroc, on s’occupait de fortifications sérieuses, il entreprit des travaux qui n’étaient point sans importance. À la veille de la bataille d’Isly, il s’employa de son mieux pour empêcher la guerre avec la France, et faillit un jour, à cause de ses efforts pacifiques, être massacré par les fanatiques. Mais, après le désastre infligé au Maroc par le maréchal Bugeaud, le sultan, qui regrettait de n’avoir pas suivi ses conseils, l’entoura d’une affection plus grande encore, et lui fit cadeau d’un superbe palais à Maroc, où il établit sa résidence ordinaire avec celle de sa famille. Abd-er-Rahman avait réuni autour de lui quelques Français, anciens déserteurs ou prisonniers, qui lui servaient d’instructeurs pour l’artillerie et l’infanterie. Traité avec autant de bienveillance par le sultan Sidi-Mohammed que par Moula-Abd-er-Rahman, sa situation ne se modifia pas non plus sous le sultan actuel, Moula-Hassan. C’est par ses soins qu’ont été construits les quelques ponts qu’on remarque aux environs de Fès. Celui qu’il a jeté sur l’oued Mikkès est excellent : plût à Dieu qu’il en eût élevé de pareils sur le Tahaddar et sur le Sbou ! A Fès même,