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aveugle. Tous les journalistes, et ceux surtout qui l’avaient le plus décrié, imprimèrent, une fois par mois, qu’il était le premier musicien de l’Europe… » Ce titre, un peu complaisamment décerné par l’amour-propre national, a le don d’exaspérer notre Allemand. Il proteste que l’Europe ignore le nom de son premier musicien, qu’elle ne connaît aucun de ses opéras, qu’elle n’aurait pu en supporter aucun sur ses théâtres, et que le peu qu’elle a entendu de lui se borne à « quelques airs de danse, que des danseurs français portaient, de temps en temps, dans les pays étrangers, où, la plupart du temps, quelque violon d’orchestre prenait la peine de les corriger pour leur donner un peu de style, de goût et de grâce. » Les palinodies des anciens persécuteurs de Rameau, devenus ses plus chauds partisans, lui semblent particulièrement ridicules. En fait de changemens de front, Grimm a la mémoire un peu courte. Depuis qu’il tient boutique à l’enseigne du Houx toujours vert, il est vrai qu’il n’a pas varié sur le compte du musicien ; à tout propos, il lui en donne sur dos et ventre, et généralement dans les mêmes termes, car, avec son auguste clientèle, maître Grimm en use d’un sans-gêne incroyable. Jadis pourtant son langage était autre. Il a si bien perdu l’habitude de se relire, qu’il ne se souvient plus de cette Lettre sur Omphale qui lui ouvrit la carrière littéraire. N’avait-il pas alors solennellement prophétisé qu’avant peu Hippolyte et Aricie, Pygmalion, Platée, feraient les délices de l’Europe ? Trois ans après, il ne trouvait plus dans ces chefs-d’œuvre que des platitudes dignes de la barbarie française. Nous savons bien que, dans l’intervalle, l’obséquieux secrétaire du duc de Friesen a fait peau neuve ; cependant, quelque pressé qu’il soit de faire oublier ses humbles débuts, ces contradictions, ces violences subites chez un homme méthodique par tempérament et par calcul s’expliqueraient difficilement, si elles ne coïncidaient avec pareille volte-face du parti philosophique au grand complet. Mais pourrait-on savoir ce qu’était venu faire le parti philosophique en cette rencontre ? Comme toujours, diriger et dicter des leçons sans en être prié. Après avoir porté Rameau aux nues pendant des années, les philosophes, un beau jour, lui tournèrent le dos brusquement. J.-J. Rousseau attribue le miracle de cette conversion générale à la révélation de la musique italienne importée à Paris par la troupe des Bouffons, en l’art de grâce 1752. Nous l’avons cru jusqu’ici sur parole ; par malheur, certaines dates viennent à la traverse. Du temps même de Lulli, Saint-Évremond et La Bruyère avaient ouvert le feu contre l’opéra français, « une sottise chargée de musique et de danse. » Le parallèle entre les productions musicales de l’Italie et de la France se poursuivait, depuis les der-