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nières années de Louis XIV, par une guerre de brochures où chacun avait placé son mot : abbés, gentilshommes, feuillistes, poètes, et jusqu’à des officiers de mousquetaires. Il n’avait pas manqué d’occasions, pendant cette longue période, pour comparer les deux musiques. Une première troupe d’opéra italien avait fait séjour à Paris, en 1729. Six ans avant la querelle des Bouffons, la Serva padrona du divin Pergolèse, qui mit aux prises les tenans du Coin du roi et ceux du Coin de la reine, avait été représentée à la Comédie italienne sans que la gloire de Rameau s’en trouvât offusquée aux yeux de ses amis les philosophes. Diderot n’en déclarait pas moins que Zoroastre eût mérité de renouveler, à Paris, les surprenans effets de la musique chez les anciens[1]. Grimm, familiarisé de longue date avec l’opéra italien et qui s’en vante au moment même où il exalte Hippolyte et Platée, est moins suspect, encore dans son enthousiasme de la première heure. Quant à Rousseau, à qui deux séjours en Italie avaient dû, — c’est son mot, — « déboucher les oreilles, » il attendit pour confesser sa foi nouvelle que Rameau lui eût contesté la paternité du Devin du village. En 1750, il trouvait encore des mots aimables pour l’opéra français et des éloges pour Dardanus[2].

Rameau, pendant près de vingt années, avait donc pu composer de la musique française sans que personne, au camp philosophique, y trouvât à redire. Tout porte à croire qu’il aurait pu continuer impunément, s’il n’avait décliné, et d’assez mauvaise grâce, l’offre de collaborer à l’Encyclopédie pour la partie musicale. Son refus mettait Diderot dans l’embarras ; il s’ensuivit une hostilité sourde qui dégénéra peu à peu en guerre ouverte. Le dépit perce déjà dans le Petit Prophète, ce pamphlet d’allure toute française, où une main amie conduit visiblement la plume de Grimm[3] ; Rameau n’y est plus qu’un précurseur qui aurait pu servir à préparer les voies ; on veut bien, cependant, lui reconnaître encore quelque mérite. Mais, après sa brochure sur les Erreurs de la musique dans l’Encyclopédie, la paix fut irréparablement compromise. Les opéras du musicien portèrent naturellement le poids de ces haines ;

  1. Appendice à la Lettre sur les sourds-muets. Œuvres complètes, édition Assézat, I, p. 409.
  2. Lettre à Grimm sur l’opéra français et italien, publiée par M. Albert Jansen, d’après le manuscrit de la Bibliothèque de Neufchatel. — (J.-J. Rousseau als Musiker, p. 455 et suiv.)
  3. M. Jansen attribue à J.-J. Rousseau cette part de collaboration. Il en trouve la preuve dans les éloges décernés au Devin du village. Mais il oublie sans doute la charmante malice qui assaisonne la louange : « Un homme dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe contre moi… » Jean-Jacques n’a pu parler de lui-même en ces termes, et la plume de Grimm n’a pas de ces bonheurs.