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théorie de la musique n’a eu, même en France, qu’un succès de curiosité, si, comme l’affirme Grimm, il n’a jamais franchi notre frontière, s’il ne va à rien moins qu’à l’anéantissement de l’art d’écrire, encore qu’il soit une conception de génie, — c’est Fétis qui nous livre ces deux aperçus à concilier, — la considération de priorité ne pèsera que d’un bien faible poids dans notre estime. Que sera-ce si ce mérite même nous échappe, si l’on vient à découvrir que Rameau n’est pas le premier sur sa route, qu’il a devant lui l’Institution harmonique de Salomon de Caus, le Compendium musicæ de Descartes, l’Harmonie universelle du P. Mersenne, — et je ne parle ni des Institutions de Zarlino, ni de la Musurgia universalis de Kircher ! — L’éloge traditionnel du père de la basse fondamentale ne prendra-t-il pas tout l’air d’une mystification académique infiniment trop prolongée ? La question ainsi posée, j’imagine qu’au prix d’un léger effort d’attention, on voudrait en avoir le cœur net. Ce n’est pas assurément ici que la discussion des théories de Rameau peut trouver place. Mais quoi ? la technique doit-elle rester à tout jamais bannie de la critique musicale, et ne peut-elle vraiment y paraître que sous le masque de grands mots biscornus ? Pourquoi ces ménagemens, ces réticences, ces allures de mystagogues, quand il est si simple de convenir une fois pour toutes que la musique n’est ni plus ni moins qu’une langue, qu’elle a sa grammaire, sa syntaxe, sa rhétorique, toutes choses dont on ne peut se désintéresser si l’on veut se faire une idée du style des maîtres ? Et puis, après tout, cette basse fondamentale, elle appartient à l’histoire philosophique du XVIIIe siècle, tout comme le pouvoir prochain et la bulle Unigenitus à l’histoire littéraire du siècle de Louis XIV, et en abordant par ce côté la question, peut-être y a-t-il chance de trouver à qui parler.


II.

J’ai souvenir d’un tableau exposé au Salon il y a quelques années, lequel représentait Guido d’Arezzo découvrant la gamme. Le peintre avait assis son moine devant un buffet d’orgue, les doigts sur les touches, et chantant d’un air inspiré. La découverte de la gamme, postérieure de deux siècles à l’invention du clavier ! On est si peu habitué à réfléchir, dans les choses de la musique, que le rapprochement n’a probablement choqué personne. La vérité est que notre gamme moderne figure au grand complet parmi les tons du plain-chant de saint Grégoire le Grand. Qu’après cela, l’on s’obstine à en faire honneur à un moine du XIe siècle, voilà déjà qui est étrange ; ce qui l’est bien davantage, c’est que sept cents ans après Guido, les sa-