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d’être absolue. Telle succession d’accords, parfaitement bonne en théorie, peut se trouver accidentellement contrariée, en fait, par la disposition des différentes parties dont l’évolution, elle aussi, a ses lois. En subordonnant exclusivement la marche de l’harmonie à la basse fondamentale, Rameau semblait perdre de vue cette condition du mouvement régulier des parties dans le passage d’un accord à l’autre ; il faisait trop bon marché de l’art du contre-point, qui n’est ni plus ni moins que le style de la musique ; mais, quoi qu’en ait dit Fétis, son système ruinait si peu l’art d’écrire qu’il a suffi à la théorie moderne de le compléter pour asseoir sur ses véritables bases la composition musicale.

C’est une gloire que Rameau eût certainement ravie à ses successeurs, s’il ne s’était laissé détourner de la voie par la tentation de prouver mathématiquement son système. Le génie français procède un peu partout comme à la guerre. Au lieu de cheminer méthodiquement vers le but, il emporte la position d’assaut et s’y fortifie ensuite avec ce qui lui tombe sous la main. Rameau avait trouvé par intuition le renversement des accords ; il se mit en quête de tous les phénomènes d’acoustique dont il pourrait tirer parti pour la justification de ses principes. Quand il eut appris des physiciens qu’un son quelconque n’est jamais entendu isolément, que la note donnée par la résonance d’une corde est toujours accompagnée, dans les deux octaves supérieures, de sa quinte et de sa tierce, il crut que la nature elle-même se chargeait de lui fournir un point d’appui : « en effet, disait-il, non-seulement les vibrations du corps sonore donnent l’accord parfait, mais encore elles le donnent à l’état renversé. » Sur ce fondement nouveau il reconstruisit la théorie de la basse fondamentale dans son Nouveau système de musique théorique, qui suivit, à quelques années d’intervalle, le Traité d’harmonie. Ce fut pour son malheur. Les mathématiques, sur lesquelles il cherchait à s’appuyer sans les connaître à fond, l’égarèrent, et son inexpérience d’écrivain l’embarrassa dans des explications confuses. Autant qu’on peut comprendre sa pensée, il voulait seulement établir, par la résonance multiple d’une corde, que l’harmonie est conforme à la nature, et qu’en accompagnant le chant, le musicien ne fait qu’imiter un phénomène dont nous sommes chaque jour témoins. Mais son imprudente formule : « L’accompagnement représente le corps sonore, » prêtait le flanc, et la critique ne manqua pas d’en abuser quand elle eut intérêt à tourner Rameau en ridicule. Elle prit cette représentation au pied de la lettre, et les sophismes tombèrent comme grêle sur la tête du musicien : « Qu’est-ce que le corps sonore en action ? C’est le son ; l’harmonie représente donc le son. Mais l’harmonie accompagne le son : le son n’a donc pas besoin qu’on le re-