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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/156

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bles monumens de la musique française ; la verte sève bourguignonne y afflue et l’imprègne d’un franc parfum de terroir. Le maître s’y montre au naturel, avec ses grâces naïves, son harmonie d’un éclat un peu cru, sa langue encore mal assouplie, qui ne bégaie plus, mais qui parfois regimbe, son absolue sincérité, — la probité du génie. Dans l’exécution, une fougue emportée, pas de complications voulues, peu de groupes en action, du décousu çà et là et quelques vides ; mais partout, un feu, une vigueur, une abondance d’idées, une variété d’accent, de coupe et de rythme, une indépendance d’allures surprenante. Notre claveciniste ignore, — et pour cause, — la rhétorique savante des grands organistes d’Allemagne ; par momens, son développement tourne court ; en revanche, chez lui, jamais de remplissage ni d’artifice. Bach et Hændel commandent à l’inspiration ; ils choisissent leur thème, le tournent, le pressent, le tordent en tous sens ; Rameau guette l’idée au passage, la saisit à la rencontre, s’y cramponne et se laisse porter par elle où il lui plaît. Son recueil de 1731 est une galerie de petits chefs-d’œuvre de genre. Ce qu’il s’y trouve de procédés neufs, de tournures piquantes est incroyable. Il ne faudrait pour en faire quelque chose de tout à fait exquis et moderne que la permission d’enlever cette multitude de trilles et d’agrémens, ce grelottement continuel dont les clavecinistes abusent pour prolonger le son sur leur ingrat instrument. Je cite au hasard le Rappel des oiseaux, l’Égyptienne, la Poule, les Soupirs, les Cyclopes. Ces titres imagés ne sont pas là seulement pour piquer la curiosité ; ils témoignent de sérieuses prétentions descriptives. Rameau s’en explique catégoriquement quelque part. C’était le goût du siècle, conforme à nos préjugés nationaux. On sait quel rôle prépondérant a joué le sujet dans l’art français, même avant que Caylus et Diderot eussent inventé le tableau littéraire. La peinture avait versé dans la poésie ; la musique en fit autant. À ce prix seulement, elle avait obtenu droit de cité parmi les beaux-arts. On s’était demandé longtemps si l’on pourrait, sans déroger, l’admettre à cet honneur. Les académiciens, — ceux qui cherchaient toujours la gamme, — avaient répondu : Peut-être ; mais au dernier rang du moins ; car, quelle est la caractéristique de l’art ? l’imitation de la nature ; or l’imitation, dans la musique, est vague et bornée à un petit nombre d’images. « La musique ne peut qu’imiter les sons et les bruits naturels, ou exprimer les passions ; sous le premier aspect, elle répond au paysage dans la peinture, dans l’autre, c’est le tableau à personnage. » Hors de là, elle n’est plus un plaisir intellectuel, mais un jeu d’enfant qui s’amuse à faire chatoyer le prisme. Sur ce point, les écoles les plus opposées sont d’accord : Le Batteux et Laugier ne parlent pas autrement que