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d’Alembert et Morellet ; les Beaux-Arts réduits à un seul principe et le Discours préliminaire de l’Encyclopédie s’empruntent réciproquement leurs formules. Seul, Chabanon fait quelques réserves, et c’est probablement pourquoi Grimm trouve qu’il raisonne sur la musique à peu près comme une huître. La conception de la musique absolue, du discours musical, d’un développement où les idées s’appellent, s’enchaînent, s’engendrent par une déduction presque aussi rigoureuse que celle du raisonnement, échappe à ces intelligences. Le phénomène extraordinaire d’une pensée exprimée sans le secours des signes n’est pas classé dans leur psychologie ; — je ne répondrais pas qu’il soit défini dans la nôtre. Diderot qui a si bien compris, pour les arts du dessin, que l’impression du beau naît essentiellement de l’idée d’harmonie, de proportion, de rapports, Diderot oublie ces choses, dès que la musique est sur le tapis. Quand sa fille se met au clavecin et prélude par des marches harmoniques, il se représente immédiatement les angoisses d’un homme errant dans un labyrinthe. S’il connaissait J.-S. Bach, il chercherait le roman d’une fugue de Bach et, ne le trouvant point, il déclarerait, avec Jean-Jacques, ce genre de composition aussi barbare que les portails de nos cathédrales gothiques. L’école encyclopédique a relevé le vieil aphorisme : Nil intelligit sine phantasmate ; toutes ses idées sont en images. Elle en demande au musicien comme au peintre ; et ce n’est pas assez qu’il nous fasse éprouver les mêmes sentimens de joie ou de mélancolie qu’éveille en nous le spectacle de la nature. Grimm, rendons-lui cette justice, s’en contente, — et Beethoven aussi. Mais, à Diderot, il faut la représentation sensible des choses, la musique à programme, le poème symphonique de Liszt. Certes, pour cette imitation obligatoire et rigoureuse, la musique n’aura pas trop de toutes ses ressources ; elle va prodiguer les modulations, les instrumens, l’harmonie. Doucement, s’il vous plaît ! D’abord, qui est-elle cette harmonie que les anciens n’ont pas connue et dont les sauvages n’ont nulle idée ? Est-elle seulement capable d’exprimer ou de peindre ? En aucune manière. « Quand on calculerait mille ans ses lois et ses rapports, on n’en ferait jamais un art d’imitation. De quoi l’harmonie est-elle signe et qu’y a-t-il de commun entre des accords et nos passions[1] ? » Il n’y a que la mélodie qui, en imitant les inflexions de la voix, puisse nous rendre les mouvemens de l’âme. Et quant à ce luxe de parties et d’instrumens qui n’est bon qu’à dérouter l’esprit et à excéder l’oreille, le mieux est de s’en défaire au plus vite. « Quelque harmonie que puissent faire ensemble plusieurs parties toutes bien chan-

  1. J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues.