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ment un projet d’emprunt pour son compte particulier. Les ministres s’y refusèrent, il entra en fureur. Cet homme doux était devenu cruel ; il lançait des lettres de cachet, il ordonnait des supplices. Dans ses momens les plus lucides, tantôt il chargeait quelque savant de lui découvrir quelque part un pays où l’on pût régner sans constitution, tantôt il songeait à vendre son royaume pour acheter une île déserte, où il aurait vécu seul avec ses pensées et son coiffeur.

Chose curieuse, on savait depuis longtemps à Munich qu’il avait l’esprit dérangé ; ses ministres seuls affectaient de ne pas s’en douter. Ils s’étaient conféré de leur propre autorité une sorte de régence ministérielle, où ils trouvaient leur compte et leurs aises. Mais, M. de Lutz en est convenu, quand ils apprirent que leur souverain s’occupait de négocier en pays étranger des emprunts qui pouvaient causer des ombrages à Berlin, ils se réveillèrent, ils secouèrent brusquement leur torpeur. On le déclara incapable de régner, on l’enferma et, en vérité, on procéda sans ménagemens à cette exécution. Il ne voulut pas survivre à sa gloire ; il résolut de se tuer, mais il décida aussi qu’avant de quitter ce monde, il tuerait le médecin qui avait eu l’insolence de constater qu’il était fou. Il guetta l’occasion, il la trouva. Cette fin ne manque pas d’une certaine grandeur, mêlée de quelque cruauté et peut servir d’avertissement aux rois, petits ou grands, qui ne se défient pas assez de leurs rêves.

Le malheur est qu’il a laissé sa couronne à un autre fou. Il s’était dérangé l’esprit par un entier abandonnement de sa volonté à ses chimères ; le prince Othon s’est trop amusé et s’en est trop repenti. Il faut lui rendre la justice qu’il est moins dangereux que son frère ; il est enfermé depuis longtemps et il ne bâtit ni n’emprunte. On s’imaginait généralement en Europe que le prince Luitpold serait proclamé roi ; de grands docteurs en droit constitutionnel ont décidé que cela ne se pouvait, et la Bavière est condamnée, pour de longues années peut-être, aux difficultés, aux embarras d’une régence. Cette solution, qui n’en est pas une, n’est pas de nature à contenter les patriotes bavarois ; il leur tarde sans doute que leur pays en ait fini avec le provisoire et avec les souverains qui déraisonnent ; mais c’est une impatience qu’on ne ressent pas à Berlin.


G. Valbert.