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Je félicite M. Gaston Maugras d’avoir en ce courage, car, dans ce volume sur Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, passant un peu les promesses de son titre, c’est bien l’esquisse d’une histoire de la vie de Rousseau qu’il nous a donnée, ou, pour être tout à fait exact, de la seconde moitié de la vie de Rousseau, de 1755 à 1778. Je ne rechercherai donc pas si, comme je le disais tout à l’heure, et comme il y faudrait insister en d’autres circonstances, quelques brochures, quelques articles de journaux ou de revues n’auraient pas échappé à l’attention de M. Maugras ; si, dans son long voyage à la recherche de l’inédit, il s’est toujours assez diligemment enquis des imprimés ; s’il n’aurait pas dû contrôler quelquefois de plus près ou discuter plus soigneusement les dires de ses prédécesseurs : il me suffit, pour le moment, qu’il ait écrit son livre et que ce livre soit intéressant. Mais, et dans le cas où peut-être il reviendrait sur son esquisse pour la corriger, la compléter, et ainsi nous donner le livre que nous voudrions, je me contenterai de lui signaler dès à présent deux graves défauts de celui qu’il nous offre : il n’est pas assez impartial, et la composition en manque d’ampleur.

Ce sont en général, — à l’exception de Buffon et de Montesquieu, — d’assez laids personnages que nos grands hommes du XVIIIe siècle, un d’Alembert, un Grimm, un Diderot, et, par-dessus tous les autres, précisément les deux plus grands : Voltaire et Jean-Jacques, deux « puissans dieux » et deux vilains sires. Quand je pense à l’un, je préfère toujours l’autre. Voltaire était plus pervers, Jean-Jacques était plus ombrageux ; celui-là était plus irritable, celui-ci était plus dangereux ; la scurrilité faisait le fond du caractère et même une part du génie du premier, le second n’était jamais mieux inspiré que par la défiance, l’envie ou la haine ; et on n’était pas impunément l’ennemi de Voltaire, mais cela valait presque mieux que d’être l’ami de Rousseau. C’est pourquoi, s’il faut les comparer, je ne puis pencher ni pour l’un ni pour l’autre, mais bien moins encore, avec M. Gaston Maugras, mettre toute la raison, toute la modération, toute la générosité du côté de Voltaire, et tous les torts du côté de Rousseau. M. Maugras oublie trop qu’en toute occasion, et sans autre provocation, uniquement parce que le succès de leurs ouvrages en faisait pour lui des rivaux de gloire et de popularité, Voltaire s’est attaqué, l’un après l’autre, aux moindres comme aux plus grands de ses contemporains : Piron et Fréron, Crébillon et Maupertuis, Buffon et Montesquieu. « Il semble avoir formé le projet de vouloir enterrer de son vivant tous ses contemporains, » disait Buffon ; « il en veut à tous les piédestaux, » disait encore Diderot ; et j’ajouterais volontiers qu’aristocrate en tout, il n’y eut de vraiment démocratique en lui que sa haine des supériorités. Après le succès de la Nouvelle Héloïse et le