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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/217

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scandale de l’Emile, Rousseau eût été vainement l’ami de Voltaire, et Voltaire, sous le pseudonyme de M. de la Roupillière ou du R. P. l’Escarbotier, ne l’en eût pas moins cruellement raillé.

M. Maugras est si partial pour Voltaire que non-seulement il oublie tout cela, mais en revanche il estime que, dans les fameux Discours de Rousseau, comme dans sa Lettre sur les spectacles, Voltaire eut le droit de voir une attaque directe et personnelle du citoyen de Genève. Car ces théâtres, dit-il, que Rousseau attaquait, Voltaire n’en était-il pas, depuis trente ans, le soutien, comme il était u la plus éclatante incarnation de cette civilisation, de ces arts, de ces sciences, » où Rousseau, lui, ne prétendait voir que l’aliment toujours renouvelé de l’humaine corruption ? M. Maugras ne veut pas qu’il fût permis de penser sur le théâtre autrement que l’auteur de Zaïre. Et parce que Voltaire voulait établir à Genève un théâtre, aucun Genevois n’était en droit de le trouver mauvais. C’est comme encore quand M. Maugras insiste sur une lettre de Rousseau, bien connue, celle qui contient le défi de Jean-Jacques à Voltaire : « Je ne vous aime point, monsieur, vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être le plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste ; » et qu’il la trouve ce qu’elle est, je veux dire impertinente, — la plus impertinente, selon le mot de Voltaire, que fanatique ait jamais griffonnée. Mais M. Maugras oublie trop que tout le temps que dura cette longue querelle, si Rousseau fut impertinent dans ses lettres et fanatique dans ses procédés, du moins, dans ses écrits publics, sut-il se garder de descendre aux basses injures que lui prodiguait Voltaire et que, jusqu’à son dernier jour, Voltaire ne cessa pas de vomir contre lui. Lorsque M. Maugras retouchera son livre, il pourra garder ses sympathies à Voltaire, et même les laisser ouvertement paraître ; il fera bien seulement de les mieux fonder, si je puis ainsi dire, et de gagner sur lui, en préférant Voltaire, d’être plus équitable à Rousseau.

J’aurais aussi voulu que M. Maugras, sans rien changer d’essentiel à la disposition de son livre, ne mit pas cependant hors de cause, comme il dit, le « talent » et le « génie » de Voltaire et de Rousseau, pour n’étudier en eux que leur seul caractère. A la vérité, d’une manière générale, je ne comprends pas bien comment on peut ainsi distinguer, séparer, dissocier enfin ce que la nature, a voulu qui fût si étroitement uni : le talent ou le génie et le caractère d’un grand écrivain. Mais, quand il est question d’un homme qui s’est peint si vivement lui-même, comme Voltaire, sans le vouloir ni le savoir, dans dix lignes de sa main, ou d’un homme encore qui, comme Rousseau, n’a passé la moitié de sa vie qu’à nous raconter l’autre, j’avoue que je ne comprends plus du tout. Là est le plus grave défaut du livre de M. Maugras. Parce qu’il n’a étudié que le « caractère » de Voltaire et de Rousseau, j’étais tenté enlisant