vous accompagneront dans mon pays. » Voilà le trait et voilà la blessure. Réciproquement, l’influence que Rousseau continue d’exercer sur les prédicans de la Rome protestante est une autre raison pour Voltaire. On le trouble dans ses plaisirs, on l’empêche de recruter des acteurs pour son théâtre parmi la jeunesse de Genève : « Les prêtres de Genève ont une faction horrible contre la comédie ; je ferai tirer sur le premier prêtre socinien qui passera sur mon territoire. Jean-Jacques est un jean f….. qui écrit tous les quinze jours à ces prêtres pour les échauffer contre les spectacles. » Ses lettres à d’Argental, à d’Alembert, à Damilaville sont pleines de ces sortes de plaintes. Mais ce ne sont pas là les seules raisons, d’un côté ni de l’autre, ni surtout ce ne sont les plus vraies, comme le semble croire M. Maugras. Et, si la persuasion où est Rousseau qu’il ne doit qu’à Voltaire le brûlement de l’Émile à Genève, comme aussi l’indignation de Voltaire quand il apprend les manœuvres dont l’accuse Rousseau, sont déjà des raisons plus fortes, j’en veux, — et il y en a, — de plus fortes encore et de plus profondes.
Lorsque parurent, on peut dire coup sur coup, en moins de dix ans, de 1755 à 1764, le Discours sur l’inégalité, la Lettre à d’Alembert, la Nouvelle Héloïse, le Contrat social, l’Émile, la Lettre à Christophe de Beaumont, les Lettres de la montagne, il est impossible d’abord que Voltaire ne comprît pas que ce nouveau venu lui dérobait une part de l’empire de l’opinion. Si d’ailleurs il eût pu s’y méprendre, les circonstances n’eussent pas tardé à lui ouvrir les yeux. Il faut en effet le rappeler ici : avant l’Émile et avant la Nouvelle Héloïse, il n’y avait pas d’exemple, dans toute l’histoire de la littérature, d’un succès aussi soudain, universel et contagieux que celui de Rousseau. D’autres œuvres, comme les siennes, avaient bien « pris par-dessus les nues, » selon l’expression du temps, mais aucunes encore n’avaient porté si loin ni enfoncé si profondément, ni le Siècle de Louis XIV, ni l’Esprit des Lois, ni les Lettres philosophiques, ni les Lettres persanes. Même au théâtre, à peine connaissait-on cette fièvre d’enthousiasme et ce délire d’admiration. Il semblait que l’éloquence de ce déclamateur allât remuer au fond des cœurs une fibre que personne avant lui n’avait su toucher, en même temps que dans les foules elle éveillait des passions qui s’ignoraient encore. On ne l’a pas assez dit : la nature même de leur succès ne fut pas ce qu’il y eut de moins nouveau dans l’Émile et dans la Nouvelle Héloïse. En vain Voltaire, dans des Lettres qu’il fit endosser au marquis de Ximenès, essaya de tourner le roman en dérision, Saint-Preux et Julie d’Étange, Wolmar et milord Bomston. En vain, et pour ne pas se laisser dépasser, c’est Condorcet qui nous l’apprend, il opposa son Sermon des cinquante à la Profession de foi du vicaire savoyard. Rien n’y fit ; il en fut pour ses frais d’esprit et