Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de répéter le mot que l’on prêtait à M. de Castries, justement dans le temps de la grande querelle de Rousseau avec Diderot : « Cela est incroyable, on ne parle que de ces gens-là, gens sans état, qui n’ont point de maison, logés dans un grenier : on ne s’accoutume point à cela. » Et, en effet, on ne voit pas, on ne verrait pas, si l’on ne connaissait Voltaire et Rousseau par ailleurs, quelles raisons nous avons de nous intéresser dans leur querelle, ni pourquoi M. Maugras lui-même y semble prendre un si grand intérêt. Qui sont ces gens ? que nous veulent-ils ?


Qu’ils s’accordent entre eux ou se gourment, qu’importe ?


et qu’avons-nous affaire de tant examiner, puisqu’il paraît qu’ils se sont querellés, lequel des deux a commencé ? M. Maugras le sait assurément ; il pouvait nous le dire ; il croit peut-être avoir eu des raisons de ne pas nous le dire ; mais le fait est qu’il ne l’a point dit. Et j’en suis fâché, parce que, s’il avait essayé de le dire, il aurait vu qu’il y allait d’autre chose que de la rencontre ou du choc de deux vanités adverses.

Non sans doute qu’à mon tour, tout Voltaire et Rousseau qu’ils soient, je veuille les abstraire de leur humanité, pour en faire de purs esprits qui ne se seraient divisés que sur la façon d’entendre la liberté, le progrès et la justice. A Dieu ne plaise ! et ce serait donner dans un autre excès. Beaucoup de petites raisons ont eu part à leur querelle, de ces raisons vulgaires et même lamentables qui peuvent aussi bien diviser deux portiers. Par exemple, si Rousseau n’envie pas précisément la fortune de Voltaire, ses châteaux et ses rentes, il lui envie certainement l’éclat et la sécurité de sa situation sociale, et sinon son argent, tout au moins ce genre de considération que Voltaire doit à son argent. Et, de son côté, ce que Voltaire ne peut digérer, c’est qu’on lui compare, à lui, le gentilhomme ordinaire de la chambre, le commensal des rois, l’ami des maitresses et des impératrices, ce petit Genevois, ce a garçon horloger, » comme il l’appelle, sans le sou, sans état et sans monde. On sait de quel ton il reprochait à l’autre Rousseau, Jean-Baptiste, d’être le fils d’un cordonnier. Habilement et malicieusement, M. Maugras a bien mis en lumière ces petites raisons. Ainsi, l’installation de Voltaire aux portes de Genève en est une pour Jean-Jacques. Cet intrigant lui a pris sa place. Dans cette ville où le citoyen comptait de rentrer en triomphateur, un maître en plaisanteries lui a ravi sans retour ses espérances de popularité. « Vous avez aliéné de moi mes concitoyens, écrit-il, vous me rendez le séjour de mon pays insupportable, vous me ferez mourir en terre étrangère, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre