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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 76.djvu/228

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lui, d’y présenter son apologie contre ses calomniateurs, ou quand encore Voltaire s’indignait, à grands cris, que l’on tolérât la présence à Paris de ce « garçon horloger, » sur qui pesait toujours son décret de prise de corps, que veut-on que Rousseau pensât de Voltaire et de Mme d’Épinay ?

Après cela, je ne nie point qu’il ait singulièrement exagéré, grossi, défiguré les choses. Dans la solitude, pour laquelle, quoi qu’il en dise, il est fait moins que personne, quelque soupçon injuste ou bizarre qui vienne s’offrir à Bon esprit échauffé, quelque fantôme qui se présente, Rousseau commence par y croire, l’accueille, se livre à lui, ne fait rien pour le dissiper, cherche plutôt à lui donner le corps et la réalité qui lui manquent. Son ingéniosité en ce genre est terrible contre lui-même. Et avec cet orgueil du sens propre qui le caractérise, il aime mieux douter de ses amis et de ses protecteurs que de l’infaillibilité de son imagination. C’est ce que déjà M. Eugène Ritter, dans ses Nouvelles Recherches sur les Confessions et la Correspondance de Rousseau, avait si bien fait voir, et c’est ce que M. Maugras, dans son livre, s’est appliqué à mieux montrer encore. Heureux, du moins, qu’à ce propos il ne revienne pas une fois de plus à Mme d’Épinay, dont Rousseau, sans doute, a dit beaucoup de mal dans ses Confessions, mais qui s’est bien vengée, en se mêlant comme elle a fait dans l’histoire de Rousseau !

On trouvera un bon exemple de cette fâcheuse promptitude au soupçon, si caractéristique de Rousseau, dans ce que M. Maugras nous raconte longuement de l’Emile. Pourquoi Rousseau, tout d’un coup, et tandis que l’on imprime lentement son livre, s’avise-t-il que les jésuites se sont « emparas de son ouvrage, » qu’ils en veulent retarder la publication, et que, spéculant sur sa mort prochaine, ils Be proposent « d’altérer » son texte et ses sentimens ? Comme si les jésuites, en ce temps-là, n’avaient pas de bien autres affaires que de persécuter Rousseau ! Mais il s’en avise parce qu’il s’en avise, et il le croit parce qu’il le croit, à moins que ce ne soit, comme le dit M. Maugras, la folie qui commence à envahir le cerveau de Rousseau. Même observation sur sa grande querelle avec David Hume. M. Maugras en donne un curieux et instructif récit, auquel je puis me contenter d’ajouter quelques mots. Trois ans après la brouille, Rousseau découvre brusquement une perfidie de Hume qu’il n’avait pas jusqu’alors devinée. « On a fait disparaître les portraits de moi qui me ressemblent, dit-il, pour en répandre un qui me donne un air farouche et une mine de Cyclope ; » et voici l’abomination de la désolation : « À ce gracieux portrait, on a mis en pendant celui de David Hume, qui réellement a la tête d’un Cyclope, et à qui l’on donne un air charmant. » Certes, il se doutait bien, lorsque Hume le faisait peindre à Londres, que ce n’était pas « par amitié pour lui ; » mais toutefois,