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devint vice-trésorier. Il avait mal choisi le moment pour déserter son poste de combat ; des événemens se préparaient qui allaient agrandir le rôle et les espérances du parti populaire.

Lorsqu’éclata la révolte des colonies américaines, l’Irlande adopta une conduite qui n’était peut-être pas très généreuse, mais qui n’était ni déloyale ni maladroite. Elle se garda de faire cause commune avec les insurgés, mais elle conçut l’espoir de faire payer sa fidélité. L’occasion lui semblait belle pour reconquérir, avec l’indépendance législative, la liberté industrielle et commerciale, vainement réclamée par Molyneux et par Swift. À cette heure critique, Flood, morose et boudeur, rongeait son frein. Il n’avait point rendu au gouvernement les services attendus et ne l’avait appuyé que d’un vote silencieux. A la fin, n’y tenant plus, il rompit sa chaîne et vint redemander sa place à la tête de l’opposition. Il la trouva prise par un nouveau venu, par Henry Grattan.

Grattan n’avait point de fortune. Son père, recorder (greffier municipal) et député de Dublin au parlement, s’était signalé par son acharnement contre Charles Lucas. Swift a laissé, dans ses papiers, une liste de ses amis divisée en trois catégories, les agréables, les désagréables, les indifférens. Le père de Grattan figure parmi les premiers ; mais je ne sais si c’est un titre d’avoir été l’ami de Swift. Henry Grattan, après avoir fait son éducation universitaire à Trinity-College, se rendit à Londres. Il devait y étudier le droit et parait y avoir surtout étudié la rhétorique parlementaire. Pendant que Chatham déclamait ses magnifiques monologues oratoires avec cette puissance d’action qui faisait de lui le premier tragédien de l’époque, à côté de Garrick, le jeune étudiant irlandais, auquel personne ne prenait garde, notait au passage les nuances les plus fugitives, les plus légers artifices, au point de garder pour de longues années, dans son oreille ravie, l’indéfinissable magie d’une intonation. Flood s’était contenté d’étudier le squelette de l’éloquence classique. Grattan avait sous les yeux l’éloquence elle-même, vivante et brûlante : grec, comme disait Eschine à ses élèves. Nul n’a compris Chatham comme Grattan, et nul ne l’a mieux expliqué. Au retour de ces longues séances dans, la galerie du parlement, le jeune homme s’exerçait dans sa chambre à improviser. Son hôtesse le croyait fou : « Toute la nuit, disait-elle, il fait des discours à M. Speaker. Y a-t-il du bon sens à parler toujours à une personne qui n’est pas là ? » Quelques années s’écoulent, et c’est dans un vrai parlement, c’est à un speaker de chair et d’os que s’adressent les harangues d’Henry Grattan.

L’heure était décisive. L’Irlande espérait et souffrait. La guerre paralysait, au bénéfice des Hollandais, le commerce des toiles, le