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d’imagination, rien de la redondance irlandaise ; son mot franc et brutal, qui va droit au but, assène une vérité désagréable sur la nuque de l’adversaire. C’est un paysan qui combat avec une massue ; il n’égratigne pas, il assomme. Dès son premier discours, il traite ceux qui le contredisent de « sots, » et les faits qu’on lui oppose de « cancans idiots. » Il dit en face à l’Irlande « qu’elle ne pourrait pas vivre un seul jour sans l’Angleterre. » Lorsqu’on s’apitoie sur les rigueurs de la dîme ecclésiastique, il répond hardiment que les véritables sangsues de l’Irlande, ce sont les propriétaires, et c’est à un parlement de propriétaires qu’il adresse cette confidence. D’un coup de boutoir, il crève les prétentions, dérange les mises en scène hypocrites, déshabille les patriotes et les envoie rouler, meurtris et hurlans : « Je demanderai aux gentlemen qui crient si fort contre les pensions si jamais aucun d’eux n’a pensé que ses propres services méritassent une pension… Non, pas un ! Aucun d’eux ne consentirait à recevoir une pension ? Non, pas un ! Pas un qui songe à déserter son parti ! Pas un qui veuille venir avec nous et nous donner son vote ! Pas un ! Pas un ! » Flood, entraîné par une métaphore, l’avait un jour accusé de se dérober, comme s’il était honteux lui-même de la loi proposée : « Moi, rougir ! Moi, me cacher ! Le gentleman plaisante. Jamais je n’ai éludé une question, fui devant une responsabilité. Quand je désapprouve une mesure, je la combats comme un homme. Quand j’approuve une mesure, je la défends comme un homme. »

L’impopularité, lorsqu’on s’y entête, lorsqu’on s’y complaît, est presque aussi malsaine que la popularité ; elle ne fausse guère moins le jugement. Si l’on envisage en critique et en artiste les choses de la politique, Fitzgibbon prend sa place parmi les grands cyniques, derrière Walpole et Bismarck. L’historien, considérant ce qu’il a fait et surtout ce qu’il a empêché, est forcé de voir en lui le mauvais génie de l’Irlande, dont Grattan a été le bon génie.

Après avoir conquis son indépendance, il fallait que le parlement en vint à se réformer et à se purifier lui-même, qu’il extirpât de son sein la corruption, et surtout qu’il devînt une expression plus vraie de l’Irlande en ouvrant ses portes à ceux qui composaient les cinq sixièmes de la nation, aux catholiques. Toute autre question était secondaire auprès de celle-là. Il y avait longtemps que le gouvernement avait renoncé à l’espoir de rendre l’Irlande protestante. Dix générations d’hommes d’état s’y étaient usées ; les doucereux avaient échoué comme les violens. Les écoles protestantes, instituées à grands frais et déshonorées par des abus sans nom, restaient vides ou ne se remplissaient qu’en temps de famine. Le peuple demeurait fidèle au maître d’école mendiant et proscrit qui réunissait ses élèves dans un fossé, à l’ombre d’une haie ‘d’aubépine. En soixante et onze ans,