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matin seulement qu’il fallait arriver aux portes de Fès, car plusieurs heures étaient nécessaires pour que la population se présentât à notre rencontre et pour que la troupe se rangeât en bataille à notre approche. Depuis plusieurs jours, des crieurs publics parcouraient sans cesse la ville, ordonnant au nom du sultan que toutes les boutiques fussent fermées, toutes les affaires suspendues, et que chacun prît ses dispositions en vue de se trouver sur notre passage et de nous saluer. Nous ne pouvions donc pas nous attendre à un enthousiasme spontané ; c’est un enthousiasme de commande qui se préparait à éclater sous nos pas ; mais peu importe ! il n’est jamais bon de sonder les reins et les cœurs, de chercher ce qu’on ne voit pas sous ce qu’on voit. Que ce fût pour obéir au sultan ou par simple amitié que les habitans de Fès se disposaient à nous faire escorte, nous n’en avions cure, pourvu que le spectacle que nous réservait leur réception fût noble, original, imprévu et coloré.

Or, il a été tout cela, et certainement de toutes les scènes pittoresques auxquelles j’ai assisté au cours de mes voyages, aucune n’était aussi étrangement belle que cette entrée dans une ville qui conserve encore sa virginité musulmane, dans une ville sur laquelle le niveau de notre civilisation et l’uniformité de nos mœurs n’ont point passé. A huit heures du matin, nous avions levé le camp et nous étions en selle. Pour éviter tout encombrement, nous avions même pris le soin de faire filer devant nous, outre nos bagages, les présens que nous portions au sultan, nos jumens et nos batteries d’artillerie. Nous n’avions conservé que notre escorte de cavaliers. Les diplomates avaient revêtu leurs costumes, les militaires leurs uniformes ; nos cuirassiers, en particulier, avec leurs casques dorés et leurs cuirasses, excitaient déjà l’étonnement et l’admiration des indigènes qui se pressaient autour de nous, ce qui nous permettait d’entrevoir le grand succès qu’ils allaient obtenir auprès de la population et de l’armée rassemblées. Seuls M. Henri Duveyrier et moi, en simples redingotes sombres, faisions tache, comme on dit aujourd’hui, au milieu de tant de galons et de ferblanterie. M. Henri Duveyrier avait arboré ses décorations pour relever le ton de son vêtement ; mais hélas ! j’avais oublié d’apporter les seuls ordres dont je sois honoré, les palmes académiques et le Nicham-Iftikar ! Une inspiration heureuse m’a pourtant permis, au dernier moment, de racheter quelque peu le vide de ma boutonnière et le noir de ma redingote : nous eûmes tout à coup l’idée, M. Henri Duveyrier et moi, de mettre sur nos redingotes, lui une écharpe bleue, moi une écharpe rouge, qui produisaient le plus heureux effet. S’il y avait eu un troisième plumitif en écharpe blanche, toutes les couleurs nationales s’y seraient trouvées : c’eût été parfait. Mais la perfection n’est pas de ce monde,