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même au Maroc. Donc, vers huit heures, nous nous mîmes en route. En sus de notre escorte, nos rangs étaient pressés par une foule d’Algériens et de juifs, protégés français qui étaient venus naturellement participer aux honneurs qu’on allait nous rendre, et dont l’effet devait leur être plus profitable qu’à personne. Un certain nombre d’habitans de Fès, poussés par leur zèle ou par leur curiosité, étaient de même arrivés jusqu’à notre campement. Tout s’annonçait à merveille, sauf, il faut l’avouer, une chose bien importante pourtant, une chose capitale en Afrique, sauf le temps ! Moula-Hassan avait négligé d’ordonner au soleil de prendre part à la fête de notre entrée à Fès ; le ciel était gris, la pluie menaçait de tomber, et les murs de la ville s’étaient de nouveau éloignés dans cette ombre qui la veille nous avait fait croire parfois que nous étions encore bien loin d’eux.

Cependant, malgré la mauvaise volonté d’en haut, le spectacle commençait à devenir attachant. A chaque pas que nous faisions, la foule augmentait, en sorte que nous distinguions vaguement comme une sorte de traînée mobile, de ruban agité, le chemin mouvant qui partait de nous pour se prolonger jusqu’aux portes de Fès. Si le ciel avait été dégagé, si la lumière avait brillé de tout son éclat, nous aurions nettement aperçu les détails de cette masse confuse et démesurée ; peut-être l’effet en eût-il été moins saisissant. C’était quelque chose d’énorme et de troublé, dont on ne se rendait pas bien compte, quelque chose de fantasque et de fantastique, qu’il semblait d’ailleurs naturel de rencontrer aux abords d’une de ces villes mystérieuses, d’une de ces cités cachées de l’Afrique qui s’ouvrent si peu et depuis si peu d’années aux Européens. Et ce qui ajoutait encore à la singulière impression de cet immense et sombre concours de population, c’est le silence qui y régnait. Pas un bruit, pas un cri ne s’échappait de ces milliers d’êtres humains, qui nous suivaient, sans donner aucune marque de surprise, de colère ou de joie, se bornant à courir à toutes jambes autour de nous et à nous regarder passer avec des yeux aussi paisibles que curieux. On eût dit ces processions de fantômes muets qui dans les légendes accompagnent les voyageurs inquiets en route vers l’inconnu. Mais, quand on les regardait de près, les habitans de Fès, au lieu de ressembler à des fantômes, paraissaient plutôt des caricatures vivantes, défilant les unes à la suite des autres pour le plaisir des spectateurs. La plupart étaient à pied ; néanmoins il était clair que toutes les montures de la ville, chevaux, chameaux, mulets, baudets avaient été réquisitionnés, pour la circonstance ; chacune de ces malheureuses bêtes portait pour le moins deux ou trois personnes ; quelques-unes en portaient quatre ou cinq. Et les types les plus variés se trouvaient réunis sur la même bête.