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d’un autre, j’ai pris ce qui n’appartenait à personne. Je devais m’arrêter là... » Mais dans ces entretiens incessans, toujours libres et familiers, naturellement il s’agissait le plus souvent des deux empires, de leurs rapports, de leurs intérêts, des avantages que pouvait produire l’alliance de famille. M. de Metternich tenait à pénétrer la pensée de l’empereur, à savoir ce que son pays avait à craindre ou à espérer dans un avenir plus ou moins prochain ; l’empereur ne faisait aucune difficulté de s’expliquer sur tout, s’étudiant à ménager l’Autriche et à lui rouvrir des perspectives nouvelles. Au premier mot, il n’hésitait pas à la dégager de l’obligation secrète d’une limitation de l’armée. Il lui laissait entrevoir la restitution de l’Illyrie.

Il y avait surtout un point, un point grave de la politique européenne, autour duquel tournaient les conversations intimes de Napoléon et du premier ministre d’Autriche. Où en étaient les rapports de la France et de la Russie?

La Russie avait certes gagné beaucoup à l’alliance de Tilsit et d’Erfurt; elle y avait d’abord gagné la Finlande, et elle était en ce moment même occupée à épuiser les bénéfices des engagemens d’Erfurt par la conquête des principautés du Danube, la Valachie et la Moldavie, sur la Turquie. Elle se plaignait toujours néanmoins, elle se croyait toujours lésée dans ses droits; elle se sentait du moins contrariée, peut-être menacée dans sa marche en Orient, et le mariage soudain de Napoléon avec une archiduchesse était sûrement fait pour susciter des ombrages, des ressentimens ou des craintes à Saint-Pétersbourg. Il était comme une revanche des hésitations blessantes de la Russie, et il créait de nouveaux rapports qui pouvaient avoir leur influence sur les affaires orientales comme au centre de l’Europe. Une certaine tension se produisait aussitôt. Cambacérès, qui était un esprit sage, qui avait été partisan du mariage russe, prétendait qu’il n’avait qu’une seule bonne raison pour expliquer sa préférence et qu’il n’avait pas pu la donner. « Je suis moralement sûr, disait-il, qu’avant deux ans nous aurons la guerre avec celui des deux souverains dont l’empereur n’aura pas épousé la fille. La guerre avec l’Autriche ne me cause pas d’inquiétude, et je tremble d’une guerre avec la Russie : les conséquences en sont incalculables. Je sais que l’empereur connaît le chemin de Vienne, je ne suis pas aussi assuré qu’il trouve celui de Saint-Pétersbourg. » On n’en était pas encore là ; on y marchait cependant désormais ; c’était dans la logique de la situation, et l’Autriche était sûrement intéressée à suivre cette crise naissante. Napoléon ne disconvenait pas qu’il n’y eût un point noir, peut-être parce qu’il avait trop cédé