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présentée sous une forme très intéressante, quoique paradoxale, par le savant psychologue américain William James. Quoique ennemi du matérialisme, M. James a eu la singulière fortune de lui fournir plus d’un argument, soit en ce qui concerne la théorie de la volonté, soit en ce qui concerne celle de la sensibilité. À la différence des matérialistes, M. James suppose d’abord accordé que nous avons, par un moyen quelconque, la conscience des mouvemens réflexes, leur « perception ; » mais, ce point supposé, il ne demande rien de plus pour expliquer les émotions : — Celles-ci, dit-il, ne sont que la réverbération consciente des actions réflexes. De là résulte le plus curieux renversement des opinions reçues. Nous croyons tous que nos plaisirs, nos douleurs, nos désirs, nos craintes, sont les antécédens et les raisons des mouvemens corporels que nous appelons leurs effets, leurs signes, leur expression ; mais la physiologie, selon M. James, renverse l’ordre accoutumé ; il faut dire au contraire que l’émotion est une simple conséquence, un pur reflet, sans efficacité propre, des mouvemens automatiques qu’elle a l’air de produire. Nos passions seraient alors proprement constituées et composées avec les changemens corporels que nous prétendons être leurs conséquences : si vous deveniez corporellement insensible, nous dit M. James, vous seriez exclu de la vie des affections, des tendres comme des violentes, des plus élevées comme des plus vulgaires. Les émotions intellectuelles, esthétiques, morales, ne renferment elles-mêmes, comme sentimens et émotions, que des ingrédiens corporels, qui, en somme, sont leurs élémens constitutifs. Figurez-vous, dit M. James, quelque forte émotion et essayez d’abstraire de votre conscience toutes les sensations de ce qu’on appelle ses symptômes corporels caractéristiques, vous trouverez qu’il n’y a rien derrière, aucune « étoffe mentale » avec laquelle vous puissiez former l’émotion : tout le résidu, au point de vue mental, sera un état froid et neutre de perception intellectuelle. Quelle sorte d’émotion de crainte resterait, s’il n’y avait aucune sensation des battemens de cœur plus rapides, de la respiration oppressée, des lèvres tremblantes, des membres affaissés, de la « chair de poule, » des contractions viscérales ? Impossible de le dire. Peut-on se figurer un état de rage sans son ébullition dans la poitrine, sans la rougeur qu’elle répand sur la face, sans la dilatation des narines, le serrement des dents, l’entraînement aux actes de violence, mais au contraire avec des muscles au repos, une respiration calme, une face placide ? La fureur s’évapore avec la sensation de ce qu’on appelle ses manifestations, et la seule chose qu’on puisse supposer à sa place est une sentence portée de sang-froid par un jugement sans passion, confiné dans le royaume intellectuel et prononçant