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d’anesthésie totale est celui qui fut publié par le professeur Strümpell[1]. Un apprenti cordonnier de quinze ans était entièrement anesthétique, au dehors et au dedans, à l’exception d’un œil et d’une oreille. Il mangeait, buvait, satisfaisait toutes les nécessités de la vie, mais sans éprouver ni la faim, ni la soif, sans autre sentiment que ceux de la vue et du son. Interrogé par M. James, le docteur Strümpell répond que le patient n’était cependant point dépourvu de toute émotion. Le malade éprouva de la honte parce qu’il avait souillé son lit, du regret à la vue d’un mets favori dont il ne pouvait plus sentir le bon goût ; il éprouvait la crainte d’être puni ; il éprouvait aussi de la colère et se querellait fréquemment avec les infirmiers. M. James s’efforce vainement d’expliquer ces apparentes émotions par des actes réflexes qui suivraient automatiquement des perceptions froides et inanimées. La supposition est absolument gratuite.

M. James, malgré cela, généralise son hypothèse et l’étend à tous les sentimens. Sans les mouvemens réflexes qui suivent la perception d’un objet utile ou nuisible, dit-il, celle-ci serait purement cognitive de forme, pâle, sans couleur, destituée de toute chaleur émotionnelle ; nous pourrions voir un précipice et juger que le mieux est de nous renverser en arrière ; recevoir l’insulte et penser qu’il est juste de frapper ; mais nous ne nous sentirions pas actuellement effrayés ou irrités. De même pour les émotions esthétiques et morales. Si nous ne sourions pas à la vue d’un joli dessin, si nous ne tressaillons pas à la justice d’un acte, si nous ne frémissons pas à l’audition d’une musique parfaite, il n’y a alors que jugement du bien ou du beau ; c’est un acte tout cognitif. Nous ressemblons à ces critiques blasés pour lesquels le plus grand éloge d’une œuvre d’art est : « Ce n’est pas mal ; » ou, comme disait Chopin : « Rien ne me choque. » La pensée, c’est donc l’esprit ; la passion, c’est la chair. L’émotion n’est rien que la sensation des effets réflexes corporels produits par ce que nous appelons son objet, et ces effets résultent de l’adaptation native du système nerveux à cet objet. Un enfant, dit M. James, qui voit pour la première fois un éléphant se ruant sur lui et le menaçant de sa trompe, éprouve, sous l’influence de cette seule perception, une série d’effets ou actions réflexes, et la sensation totale de ces effets automatiques constitue son sentiment de terreur. Nous répondrons que cette théorie, en faisant naître l’émotion des perceptions et des mouvemens qui la suivent, confond l’état actuel avec l’état primitif, le mécanisme acquis avec

  1. Ziemssen’s Deutsches Archiv für klinische Medicin, xxii, 321.