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paons. » Or quelle raison les espèces animales auraient-elles de se mépriser ? Paon ou fourmi, aigle ou ciron, chacun suit les voies de sa nature et accomplit ses destinées.

Un Leibniz appartient à la race des paons et des aigles ; il se sentait tout à l’étroit au sein de la fourmilière allemande. Quel tableau peu séduisant il nous trace de la vie intellectuelle et des habitudes sociales de ses contemporains ! En Allemagne, point de capitale comme Londres ou comme Paris, où il avait séjourné, où il aurait aimé à se fixer, attiré par les académies, l’éclat des lettres et des sciences, sous un monarque « qui faisait, disait-il, le destin de son siècle. » À la cour de Hanovre, comment satisfaire des goûts d’homme du monde ? « Sans notre princesse électrice, gémissait-il, on ne trouverait ici personne à qui parler. » Parmi la noblesse, vouée aux plaisirs de la chasse et de la table, nulle curiosité d’esprit, nulle conversation élégante et polie : point de classe intermédiaire entre les savans et la foule, le petit nombre des érudits sans autre mérite qu’une « pénible assiduité, » enfin la masse commune de la nation aussi étrangère aux choses de l’esprit « qu’un sourd au plaisir d’entendre un beau concert. »

Le rôle des écrivains qui suivent, jusqu’aux grands jours de la littérature allemande, sera de secouer cette torpeur publique, de devenir les excitateurs et les instituteurs de la nation. Ils défilent sous nos yeux comme les maîtres de M. Jourdain. C’est d’abord le professeur de philosophie Christian Wolf (1679-1764), pesant interprète de Leibniz, et bien mieux compris de son temps. Il enseigne au Michel allemand la clarté, l’ordre logique des idées, il lui explique les causes finales, comme quoi, par exemple, « le soleil a été créé afin que nous puissions mesurer nos montres ; » il donne des leçons de morale et de maintien : « Il ne faut pas se moucher à table, ni manger avec ses doigts, ni mettre dans sa bouche de trop gros morceaux. »

Thomasius vient ensuite professer, en langue vulgaire, le bon sens et la légèreté aux pédans barbouillés de latin de cuisine, aux médicastres ignorans, aux juristes barbares. Frédéric II vante ses mérites dans la suppression des procès de sorcières en disant que, grâce à lui, « les femmes purent devenir vieilles et mourir en paix. » Thomasius exige que les auteurs dépouillent « leur gravité affectée de rustres vaniteux, » qu’ils sachent badiner à la mode française ; et ses propres plaisanteries, ses parodies de l’antiquité sont des modèles de lourdeur ; il danse chaussé de souliers de plomb.

C’est enfin le professeur de rhétorique Gottsched, juché sur sa chaire de Leipzig, armé de la férule et coiffé d’une énorme perruque. À l’école de ce dictateur du Parnasse, on apprend à composer, en une langue pure de patois provincial, des tragédies clas-