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sont la voix des peuples. Herder détourne ses contemporains des froides copies académiques. Il insiste sur la difficulté d’imiter les anciens, parce que nous ne pouvons revivre la vie des anciens. Depuis Winckelmann, on a compris que la beauté grecque est l’effet de son climat doux et gai, de son ciel pur, de l’éducation gymnastique des jeunes gens : « Ni Bodmer, ni Klopstock n’égaleront Homère, ni Gleim ne ressemblera à Anacréon... Dans les Grecs dormaient les impressions des héros libres, mais qu’est-ce qui dort dans un Allemand? » La poésie allemande se trouve ainsi ramenée à la source si fraîche du Lied, à son génie propre, plus musical que plastique, fait de clair-obscur, ainsi que la couleur de Rembrandt, et que Goethe a si bien défini : — l’Art est un crépuscule : Kunst ist Dœmrnerung. Lessing séparait les différens arts, assignait des bornes rationnelles à leurs moyens d’expression, Herder les unit et les rapproche ; il veut que le vers chante et que le mot peigne. Il n’y a que cinq années d’intervalle entre le Laocoon et les Forêts critiques, et pourtant quelle distance des vues de Lessing à celles de Herder ! l’Allemagne lui doit son plus précieux trésor, les poésies lyriques de Goethe, ses ballades et ses chants d’amour.

A la poésie populaire se rattache étroitement la religion ; l’une et l’autre ont la même origine psychologique. Chaque peuplade se crée son Dieu à son image : le Scandinave construit un monde de géans ; une tortue explique à l’Iroquois l’existence de la terre ; l’Ancien-Testament n’est que la chronique d’une tribu, la Genèse une théogonie analogue à celle d’Hésiode. Continuateur de Reimarus et de Lessing, Herder, dans son exégèse, est un précurseur de l’école de Tubingue, d’Ewald, de Bunsen, de Renan. Ces études auraient fait en France les mêmes progrès si, au XVIIe siècle, Bossuet n’avait imposé silence à Richard Simon; au XVIIIe, la critique religieuse tourne parmi nous à la dérision, à l’impiété ; les siècles religieux sont maudits comme des temps de ténèbres et de barbarie cruelle et stérile. Herder s’élève à des vues plus justes et plus sereines ; on lui doit d’admirables pages sur la puissance civilisatrice de l’église romaine au moyen âge. Dans ses sermons, il fait ressortir les contrastes du catholicisme et du protestantisme : pure expression de l’esprit latin, la religion romaine agit par les dehors, par les sens, le costume, l’architecture, la hiérarchie ; mais, pour l’homme du Nord, qu’est-ce que ces pompes et ces rites ont de commun avec la sainteté? c’est dans le silence et la solitude que du plus profond de son cœur jaillira la source sacrée. A quelle noblesse s’élève, chez un Herder, la conception du divin! Son Dieu, c’est le Dieu immanent de Spinoza, de Lessing et de Goethe : « Si Dieu n’existe pas dans le monde, il n’existe pas du tout. Hors du monde